Dissonances – Belfast [14/21]

Je visitais Belfast pour la première fois mais je savais le passé de cette ville aussi chargé que l’haleine d’un alcoolique au petit matin. La capitale nord-irlandaise fut le théâtre d’affrontements nationalistes et religieux durant près de trente ans, la moitié des trois mille cinq cents victimes du conflit a été tuée ici, ce qui prouve, s’il en était besoin, que ses habitants mettaient du cœur à l’ouvrage.

Installé à la terrasse d’un café j’observais le tumulte de la ville, le va-et-vient des touristes et le ballet des livreurs à mobylette. Un client à qui j’avais demandé du feu me conseilla de visiter l’Obel Tower, la plus haute tour d’Irlande située à moins d’un kilomètre d’ici. Le bâtiment abritait des logements et un cabinet d’avocats, j’y voyais peu d’intérêt mais le type m’en parla avec beaucoup d’enthousiasme. Il acheva de me convaincre lorsqu’il évoqua le bistrot situé au pied du building.

En chemin vers l’Obel Tower un grain m’obligea à trouver refuge précipitamment, je poussai la première porte qui se présenta et j’entrai ainsi dans la Linen Hall Library. Une plaque informative à l’entrée expliquait que la bibliothèque fut fondée à la veille de la Révolution française par une société d’artisans érudits, société qui s’était donnée pour objectif d’éclairer les esprits et de promouvoir l’intelligence.

Fidèle à l’image qu’on pouvait se faire d’une bibliothèque du dix-huitième siècle, l’intérieur se composait de grandes étagères brunes, de tables en bois massif et de vieux ouvrages aux cuirs usés. Le lieu accueillait une exposition temporaire sur la propagande unioniste et républicaine, propagande diffusée durant les longues années du conflit.

Passant d’un poster de l’IRA à un prospectus de l’Ulster volunteer force, d’une affiche nationaliste à une publicité loyaliste, la rétrospective me conduisit jusqu’au premier étage de l’édifice. Face à l’escalier, une porte vitrée attira mon attention. J’approchai, intrigué, pensant y trouver des livres poussiéreux. J’y découvris une femme sublime. Chevelure blonde, la quarantaine et tailleur gris, toute sa silhouette alliait séduction et assurance.

Envoûté, je contemplais ses jambes sans pouvoir détourner les yeux, elles agissaient sur moi comme le regard d’une Gorgone. Je profitais de ses charmes de longues minutes avant que la femme ne finisse par se tourner vers la porte. Elle me remarqua derrière la vitre et sourit poliment, elle semblait embarrassée par ma présence. Elle reprit position, hésita, regarda à nouveau dans ma direction et se réinstalla au fond de sa chaise. La belle inconnue ramena finalement sa jambe à elle et retira son escarpin pour en manipuler la semelle.

Le soulier révéla un pied magnifique, une cheville fine sur une peau nacrée et une plante pulpeuse comme un fruit d’été. Libérés de leur étreinte, les orteils engourdis s’agitaient fébrilement, les ongles parfaitement ciselés étaient recouverts d’un vernis rouge bordeaux, vernis qui tranchait avec la chair ivoire. La scène me foudroya sur place. Jamais le pied d’une femme n’avait provoqué en moi un tel ébranlement.

Sonné, j’entrai dans la pièce et je m’assis derrière elle. Plus avant dans la salle une quinzaine de personnes étaient regroupées autour d’une petite estrade, l’une d’elles déclamait un poème, les autres écoutaient religieusement. Une affichette au mur évoquait un festival de poésie. Il me fallut encore un moment avant de reprendre mes esprits après quoi l’évidence s’imposa. Je devais lui dire le trouble qu’elle provoquait en moi. Je me penchai sur son épaule.

— madame, vous êtes magnifique et ce serait un honneur que de faire l’amour avec vous. Je ne vous demanderai pas votre nom ni vous le mien, nous serons deux amants anonymes le temps d’une étreinte passionnée. Je vous laisse, très chère, choisir l’endroit qui vous conviendra le mieux pour cet amour éphémère.
L’inconnue pivota sur son siège sans avoir l’air ni outrée ni flattée. Elle me dévisagea sans empressement puis esquissa un sourire.
— vous êtes bien aimable monsieur mais vous seriez déçu si je cédais à vos avances. Ce qui vous tient lieu ici de désir n’est qu’un fantasme et les fantasmes ont un goût amer lorsqu’on les trempe dans le réel. Prenez la femme de vos rêves par exemple, elle est parée de toutes les grâces, délicate et décidée, elle n’aspire qu’à vous satisfaire et à vous rendre heureux. À son contact, vous découvririez qu’elle a mauvais caractère, qu’elle ronfle la nuit et pire encore, qu’elle est dotée d’une volonté propre. Le fantasme lui, vous appartient complètement, rien ne peut le corrompre ou le dénaturer, c’est sa qualité la plus précieuse. Si vous voulez un conseil monsieur, restez-en à la rêverie et à la masturbation, c’est le meilleur rempart contre les désillusions.
Sur ces mots la belle se leva, réajusta son tailleur, m’adressa un clin d’œil malicieux et se dirigea vers la sortie. Elle marchait avec une élégance folle.

Décontenancé par sa réponse je restai interdit sur ma chaise. La démonstration ne m’avait pas convaincue. Aussi amer que soit un fantasme trempé dans le réel il permettait au moins de baiser. Cette évidence me troublait, la belle inconnue avait-elle été sincère ou m’avait-elle embrouillée avec des théories fumeuses pour masquer sa fuite ? Je quittais les lieux en me repassant en boucle ses propos tandis qu’à l’autre bout de la pièce, les orateurs se succédaient toujours pour déclamer leurs poèmes.

L’avertissement de la-femme-au-pied-nu n’avait pas suffi, j’étais retourné plusieurs fois à la bibliothèque, j’avais arpenté chaque étage, chaque pièce, chaque travée de l’édifice pour tenter de la revoir. Je me sentais comme une araignée au fond d’une baignoire essayant de remonter le long des parois par trop glissantes : chaque tentative m’épuisait davantage mais il m’était impossible de renoncer. J’avais interrogé le personnel, les usagers et le barman du pub attenant, j’avais même recroisé un des amateurs de poésie présent lors de la lecture, mais personne ne la connaissait et personne n’avait la moindre information à son sujet. J’abandonnais Belfast la mort dans l’âme, sans être parvenu à la revoir.

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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : Infomatique (CC-BY-SA-2.0) ; Tuomo Lindfors (CC-BY-NC-SA-2.0)