Dissonances – Waterford [19/21]

Le bus me déposa en fin de matinée à Waterford, la plus ancienne ville d’Irlande aujourd’hui réputée pour ses activités portuaires et sa fabrication de cristal. Je laissai mon sac en consigne à la gare routière et je débutai ma balade par les quais de Suir, ses grues et ses bateaux de plaisance, j’allai ensuite me perdre dans le quartier du Triangle viking et ses nombreux restaurants. À quatorze heures, j’avalai un sandwich sur John Roberts Square, une zone grouillante de consommateurs aux bras chargés d’emplettes, après quoi je fis étape à la Reginald Tower, une tour militaire du treizième siècle transformée en musée. Je parcourus durant deux heures l’histoire de la région et l’influence des Vikings sur le pays avant de reprendre ma visite de Waterford. Un concert était donné sur le parvis de l’hôtel de ville à l’occasion du Harvest festival, parvis où deux musiciens, tin whistle et guitare à la main, reprenaient les classiques de la tradition irlandaise. Un spectacle sans prétention mais suffisamment entraînant pour provoquer quelques pas de danse devant la scène.

Le concert terminé je poussais les portes du Tudor Inn, un pub immense courant sur trois niveaux, un comptoir sur chacun d’eux. Mobilier en bois, motifs celtiques sculptés sur les poutres, lampes cuivrées et éclairages tamisés, l’endroit me plut aussitôt, je décidai d’y passer la soirée. Je commandai un fish and chips auprès du patron avant de prendre place à une table libre.

Le poisson était délicieux et les frites tout autant, je finis mon dîner accoudé au zinc avec un Irish coffee pour digérer. Le bar était maintenant rempli, les discussions bruissaient de partout, les lumières du jeu de fléchettes crépitaient et les consommations affluaient inlassablement au comptoir. Le pub avait atteint ce moment singulier qui se produisait parfois avec l’alcool, cette suspension durant laquelle les énergies positives circulaient entre les corps, cette suspension durant laquelle les esprits versaient dans l’euphorie sans patauger encore dans l’ivresse. Pour atteindre cette communion, il fallait que toute la cordée emprunte la même ligne de crête, sans quoi tout basculait immédiatement, dès qu’un type par exemple se mettait à gueuler des insanités l’index pointé vers le ciel et le regard flottant. Le patron rappelait le criard à l’ordre et ses amis l’écartaient, l’incident se terminait aussitôt mais il avait suffi à briser l’harmonie, les énergies positives avaient fui comme un nuage d’étourneaux apeurés.

Au milieu de ce joyeux brouhaha une femme se faufila jusqu’au bar pour passer commande, elle se fit servir, opéra un demi-tour maladroit et heurta mon verre au moment de repartir. Ma pinte tangua sans se renverser, la femme se tourna vers moi avec ses grands yeux verts.
— je suis désolée, dit-elle.
— pas de souci, plus de peur que de mal.
— je vous offre une bière pour m’excuser.
— c’est gentil mais ce n’est rien, deux ou trois gouttes, pas plus.

Elle sourit et n’insista pas davantage, elle me souhaita une bonne soirée et gagna l’étage supérieur. La jolie rousse n’était pas arrivée en haut qu’une cloche retentit. Je crus d’abord qu’il s’agissait du signal indiquant la fermeture mais personne ne sortit. L’opération se répéta à plusieurs reprises et je finis par comprendre : à chaque fois qu’un client donnait un pourboire, le serveur agitait la pièce de laiton. Un dispositif d’une efficacité redoutable dans un contexte éthylique, l’envie de faire retentir la cloche semblait irrépressible à de nombreux habitués.

La soirée s’écoulait tranquillement, les enceintes diffusaient The Dubliners en boucle, en discutant ici ou là je réussis à m’incruster aux fléchettes pour une partie de 501 double out. D’abord réticents, les trois joueurs avaient fini par accepter ma demande, amusés par la présence d’un Breton à leur rendez-vous hebdomadaire. Mes adversaires jouaient durs, ils n’étaient pas là pour enfiler les perles, j’avais encore 354 points quand Seàn plia la première manche. Un score calamiteux qui fut l’objet de railleries. La seconde manche débuta mieux, j’attendais mon tour pour rattraper mon retard quand la femme maladroite de tout à l’heure surgit de nulle part en me tendant son paquet de clopes.
— ça vous dit d’aller fumer une cigarette ?
— avec plaisir, répondis-je en me servant dans le paquet.

J’abandonnai ma volée de fléchettes pour la suivre à l’extérieur, mes partenaires me dévisagèrent effarés. Quitter une manche en cours semblait être un crime de lèse-majesté, je comprenais leur désarroi mais aucun sport ne rivalisait avec une rousse à la quarantaine ravissante.

— laissez-moi deviner, vous perdiez aux fléchettes et je vous sors d’un mauvais pas.
— c’est à peu près ça répondis-je, mais je vous aurais suivi même en gagnant.
— vous avez un accent, vous êtes français ?
— je viens de Bretagne.
— une très belle région, répondit-elle.

Elle s’approcha, tendit son briquet pour allumer ma cigarette. Je passais mon bras autour de son bassin et je posais un baiser sur ses lèvres. Elle se laissa faire. Notre étreinte dura de longues minutes, elle finit par retirer sa langue de ma bouche pour tirer une taffe sur sa clope.

— Maureen, ravie de faire ta connaissance.
— Pierre. Le plaisir est pour moi.
— on se prend un verre à l’intérieur ? proposa-t-elle en exhalant la fumée.
— d’accord, si tu promets de ne pas le renverser.
— je vais faire de mon mieux, répondit-elle d’un ton espiègle.

On traversa le pub jusqu’à l’escalier qui menait au premier étage.
— je vais aux toilettes là-haut, j’en ai pour une minute.
— ça marche lui-dis-je, je passe commande.

En arrivant au bar, je croisai Seàn qui jouait des épaules pour maintenir ses pintes à flot. Il ne m’épargna pas ses sarcasmes.
— t’es vraiment un peigne-cul Pierre, une gonzesse te siffle et tu rappliques comme un clébard.
— la galanterie Seàn, la galanterie. Le savoir-vivre français t’es complètement étranger.
— et le savoir-vivre irlandais ? C’est un sacrilège d’abandonner une partie de fléchette.
— le départ a été précipité mais ça m’a fait plaisir de jouer avec vous.
— ouais c’est ça, bonne soirée, lâcha-t-il désabusé.

Seàn m’abandonna, je m’assis au comptoir où je parvins à me ménager un petit espace malgré la densité de population. Je commandai deux Guiness, j’entamai la première en attendant le retour de madame. La moitié de la pinte y passa mais aucune Maureen à l’horizon. Même pour une fille, cela commençait à faire long. Je quittai mon tabouret, j’empruntai l’escalier pour chercher à l’apercevoir d’en haut, sans succès. En me rendant aux toilettes, je découvris un couloir surplombant le rez-de-chaussée, couloir qui permettait de revenir vers la porte d’entrée. Un mauvais pressentiment m’envahit. Mes deux pintes à la main je me plantai devant les w.c. pour dames sans oser y entrer. Après dix minutes d’attente, je me résolus à quitter mon poste, convaincu par les regards lourds de menaces des clientes.

Je traversai le couloir qui ramenait à l’entrée, j’inspectai l’endroit où nous avions fumé puis les trois niveaux en long, en large et en travers avant de tirer la conclusion qui s’imposait : Maureen s’était barrée. Elle m’avait utilisé et jeté comme un vulgaire mouchoir en papier, je n’avais été qu’un amusement pour elle, une simple distraction au cours de sa soirée. Je terminais la deuxième bière à l’abri des regards avant de quitter les lieux, je voulais à tout prix éviter de recroiser Seàn.

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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : Pinterest ; The Quays Restaurant