— Quelle salope !
Je lisais et relisais le courrier depuis des mois et chaque fois la même conclusion s’imposait. Incapable de m’en débarrasser, je traînais ce courrier comme on traîne une maladie infectieuse, et chacune de mes lectures se terminait de la même manière : quelle salope !
Je parcourrai à nouveau la lettre dans le bus allant au Giant’s Causeway, une formation volcanique composée de quarante mille colonnes de basalte gris. Ce site géologique unique au monde n’altéra en rien mon jugement. Voilà trois ans que nous étions séparés avec Suzanne et elle me portait là son coup le plus rude. J’avais reçu le courrier en janvier dernier et je ne comprenais toujours pas ses intentions. Avait-elle été maladroite, innocente ou complètement machiavélique ? Je n’en savais rien mais connaissant mon ex-épouse, les trois hypothèses étaient plausibles.
On ne s’était pourtant pas quitté en mauvais termes avec Suzanne, la rupture avait été respectueuse et nous avions réussi à préserver Léa du mieux possible. La maison était en location et notre fille souhaitait vivre avec sa mère, les sujets les plus sensibles furent donc tranchés rapidement. Une séparation est toujours difficile mais nous savions l’un comme l’autre que notre histoire était finie, il fallait suffisamment de courage pour y mettre un terme, ce que Suzanne ne manqua pas de faire.
Un an après notre divorce elle rencontra un gendarme qui semblait lui convenir, un type jovial et bienveillant qui appréciait le bon whisky. En déposant Léa un dimanche soir je pris le temps de discuter avec lui, il fut question des études de ma fille, de football et de vacances aux Seychelles. Après la sixième rasade, notre échange dériva sur son métier.
— tu sais dit Gérard, j’ai toujours voulu servir mon pays. Je suis entré dans la gendarmerie par vocation après avoir décroché ma licence de droit.
— il existe donc des gendarmes ayant réussi leurs études, raillai-je. Mais pour servir ton pays, tu aurais pu t’investir dans la Croix-Rouge ou Emmaüs ?
— c’est pas pareil, ce que je voulais c’était mettre les délinquants en taule, protéger mes compatriotes et leur permettre de vivre en sécurité. Une société a besoin d’ordre pour que chacun puisse y trouver sa place, c’est pour ça que je me lève tous les matins.
— tu parles, je suis sûr qu’au collège tes camarades te jetaient des cailloux. Tu es devenu gendarme pour laver ces humiliations, pour obtenir enfin un peu de respect. Gérard explosa d’un rire gras.
— et toi Pierre, tu mets des saucisses en barquette toute la journée, quels genres d’humiliations as-tu subies pour accepter un taf pareil ? Parce que là, on est loin du caritatif.
— c’est vrai, admis-je, mon boulot à l’usine est un job étudiant qui a mal tourné. Je devais y travailler quelques mois mais tout s’est enchaîné très vite, les factures, la naissance de Léa, l’emprunt pour la bagnole et faute de mieux, j’y suis resté. Le quotidien a fini par me siphonner. Gérard leva sur moi un regard affectueux, il remplit silencieusement nos verres de Jack Daniel’s et l’on trinqua chacun à son totem.
— à l’ordre, dit-il.
— aux ronces de la vie, répondis-je.
Suzanne quitta Gérard six mois plus tard, elle ne m’envoya plus aucune nouvelle jusqu’à cette fameuse lettre où elle évoquait son nouveau compagnon, un médecin qui exerçait sur Nantes. D’aussi loin que je m’en souvienne mon ex-épouse avait toujours souhaité rencontrer un homme riche, c’était probablement là le péché originel de notre union. Suzanne vivait le manque d’argent sur un mode dramatique, elle rêvait de croisières chics et de bijoux clinquants pour impressionner ses amies.
J’ai d’ailleurs été surpris quand elle m’informa que Gérard était gendarme, car s’il gagnait plus que moi cela ne changeait pas vraiment la donne sur le plan matériel. De plus, sa profession d’aide-soignante lui permettait de rencontrer des chirurgiens, des dermatologues ou autres pédiatres, elle avait quarante-quatre ans et encore de beaux restes, suffisamment en tout cas pour séduire un diplômé en blouse blanche. Avec le salaire d’un toubib Suzanne pourrait jouer les madames, se pavaner dans des salons de manucure et des boutiques aussi classes que des hôtels cinq étoiles. Elle souhaitait par-dessus tout vivre comme une bourgeoise, c’était là son rêve le plus cher et il en valait bien d’autres. Le courrier qu’elle m’écrivit d’Ibiza pour la Saint-Sylvestre confirma mes intuitions.
Mon cher Pierre,
Le temps passe et les cicatrices se referment
doucement. Je ne sais pas si notre fille t’en a
fait part, j’ai rencontré un homme, Jean-Claude,
avec qui je suis depuis plusieurs mois
maintenant. C’est un homme admirable, gastro-
entérologue dans une clinique renommée sur
Nantes. Il est drôle et cultivé, vous devriez vous
entendre.
La petite est très heureuse en ce moment, Jean-
Claude accepte de financer sa classe verte en
fin d’année, elle partira donc avec ses
camarades.
En plus, la page de notre divorce se tourne petit
à petit pour Léa, elle en a le cœur plus léger.
De mon côté je vais bien. J’ai retrouvé un
équilibre, tant dans ma vie de femme que de
maman. Je suis contente d’avoir arrêté mon
travail, je réalise à quel point les connasses de
mon service me pourrissaient la vie.
J’espère que ça va pour toi, que ton boulot se
passe bien. Je ne doute pas que tu as également
reconstruit ta vie sur des bases plus saines.
Je te souhaite une bonne et heureuse année.
Suzanne
Quelle arrogance, quelle morgue. Aucun contact pendant des mois et elle réapparaissait pour me balancer son bonheur à la gueule. A-t-elle seulement imaginé que les blessures ne cicatrisaient pas toutes à la même vitesse ? Je lui ai répondu par un texto lapidaire, expliquant qu’Ibiza en hiver c’était surfait et qu’en se prostituant, elle donnait le mauvais exemple à notre fille.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : Code poet (CC-BY-SA-2.0)