Installé à la terrasse du Suas, un bar avec vue panoramique, je croisai un jeune couple d’Espagnols fraîchement débarqués de Tolède. Horaz et Karina venaient passer quelques mois en Irlande, ils espéraient trouver du travail rapidement pour ne pas dépenser trop vite leurs économies. Madame venait d’obtenir son diplôme de comptabilité et lui, infirmier libéral, avait pris un congé sabbatique.
Le courant passait bien entre nous, on traîna au Suas un moment avant de partir en ville, on se laissa porter au hasard des bistrots jusqu’à minuit, heure à laquelle Horaz a eu envie d’aller danser. Comme aucun de nous ne connaissait les environs, on se renseigna pour trouver un night-club digne de ce nom. Karina tomba sur un punk estonien qui connaissait bien Cork, il avait déboulé là avec sa crête, son cuir et ses Docs voilà près de douze ans. Jaan, c’était son prénom, décida de se joindre à nous pour la soirée et nous emmena jusqu’au club le plus proche. La première tentative fut un échec, les videurs refusaient l’entrée d’un keupon dans leur établissement. Conscient que son style nous portait préjudice, l’Estonien nous proposa d’entrer sans lui, ce qu’on refusa catégoriquement. On essuya encore plusieurs refus mais notre persévérance finit par payer, le quatrième dancing situé sur Bandon Road fut le bon.
Passé le sas d’entrée, on emprunta un escalier métallique qui déboucha sur une pièce terne, sol en béton et murs grisâtres sans fenêtre. Pour compenser l’austérité ambiante, le propriétaire avait multiplié les éclairages artificiels et les affiches bariolées. À l’intérieur, la clientèle se divisait en deux, une moitié occupait la piste et l’autre s’agglutinait au comptoir. Horaz passa commande, on s’installa autour d’une grande table bancale pour boire notre bière puis on s’élança à l’assaut du dancefloor sans Jaan, qui préféra recommander.
Ce soir-là encore j’avais le côlon en vrac, la courante était de la partie. Je profitais des mauvais morceaux pour passer aux toilettes mais chaque épisode s’avérait douloureux : j’avais l’anus en feu et le PQ m’écorchait aussi sûrement que du papier de verre. Après une série de tubes et une énième étape aux toilettes, je fis une pause avec l’Estonien qui n’avait pas bougé de la table.
— tu les connais depuis quand les Espagnols ? me demanda-t-il.
— on s’est rencontrés au Suas en début de soirée.
— tu veux baiser avec eux ?
— non, pas du tout. Et toi ?
— absolument pas, je suis marié depuis douze ans et j’ai toujours été fidèle. Je me demandais quelles étaient tes intentions pour la fin de soirée. Si tu aimes l’exotisme, il y a un salon de massage thaïlandais ouvert H24 sur North monastery road. Ça coûte assez cher mais on n’y masse pas que le dos.
— merci pour l’info mais je préfère séduire une fille sur le dancefloor, c’est plus économique.
— libre à toi, répliqua Jaan.
On dansa une heure encore avant qu’Horaz et Karina ne se décident à partir, je leur emboîtai le pas quelques minutes plus tard.
— tu rentres seul ? demanda le punk malicieusement.
— je vais me coucher, je suis claqué. Bonne continuation à toi et peut-être à une prochaine.
— qui sait ? répondit Jaan en me serrant la main.
Ne voulant pas laisser prise aux moqueries, j’avais décidé de me rendre au salon de massage sans rien dire à l’Estonien. Je repérais le parcours sur un plan de la ville au dos d’une sucette publicitaire et je retirai cent euros à un distributeur automatique. Après quinze minutes de marche dans les rues de Cork, je trouvai l’enseigne sur North monastery road. Une femme aux traits asiatiques me salua chaleureusement depuis son guichet. Sobrement vêtue d’une blouse rose, elle me tendit une carte avec différentes séances allant d’une heure pour la plus longue à vingt minutes pour la plus brève. Je choisis cette dernière, la moins chère et je réglais la somme de trente-cinq euros. L’employée me proposa du thé vert en attendant qu’une masseuse se libère, elle me fit patienter dans le hall qui empestait l’encens bas de gamme. Dix minutes plus tard, une femme d’une cinquantaine d’années en blouse bleue m’invita à la suivre au rez-de-chaussée. On entra dans une pièce exiguë occupée presque entièrement par une table de massage.
— mettez-vous à l’aise dit-elle, je reviens tout de suite.
— merci, répondis-je.
Qu’entendait-elle par « à l’aise » ? Devais-je me déshabiller complètement ou conserver mes sous-vêtements ? Et si Jaan s’était foutu de ma gueule ? Je décidais de garder mon caleçon et je m’assis sur un coin de la table en attendant son retour. L’employée revint dans la pièce sans tarder, elle s’enduisit les mains d’huile et m’invita à m’allonger. Je pris position sur le ventre. Elle commença par me masser les mollets, les cuisses puis le dos, elle redescendit ensuite au niveau des cuisses. La masseuse tirait, appuyait, frottait et frictionnait avec ses doigts experts. Un profond sentiment de détente m’envahit.
— notre salon est très réputé dit-elle en continuant son travail, certains clients parcourent de grandes distances pour venir nous voir.
— cela ne m’étonne pas.
— nous avons des talents cachés vous savez, des talents que les clients apprécient beaucoup.
Elle se pencha sur moi et susurra d’une voie langoureuse :
— peut-être souhaiteriez-vous découvrir notre massage spécial.
La femme prit soin d’accentuer le mot « spécial » en le prononçant.
— avec plaisir.
— il y a un supplément.
— combien ?
— pour la formule « vingt minutes », c’est quatre-vingts euros.
— d’accord.
Je me levai, attrapai mon pantalon et tirai mon portefeuille.
— je n’ai plus que soixante-dix euros.
Je montrai les billets à la masseuse qui les regarda d’un air agacé.
— ça ira mais la prochaine fois pensez à prendre plus.
Enlevez votre caleçon et mettez-vous sur le dos.
J’obéis sans demander mon reste, elle attrapa la bouteille d’huile pour s’enduire à nouveau les mains. Elle recommença le massage au niveau des mollets, remonta rapidement vers mon sexe, le saisit puis se mit à le caresser.
Elle pressait la base de ma verge d’une main et opérait un mouvement de va-et-vient de l’autre. La technique était parfaite, je dus par deux fois lever la tête pour vérifier qu’il s’agissait de ses mains et non de sa bouche. Grande professionnelle, elle me fit jouir très rapidement et me tendit aussitôt un mouchoir.
— ça soulage ?
— oui, répondis-je, merci.
J’essuyai mon bas-ventre avec le kleenex, j’enfilai mes fringues, je saluai d’abord la masseuse qui se lavait les mains puis sa collègue dans le hall avant de sortir du salon discrètement. J’étais soulagé en effet mais cent cinq euros pour une branlette de deux minutes, ça faisait cher la minute.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : @mycorkcity ; Tony Webster (CC-BY-2.0)