Arrivé sur Derry, j’ai eu envie de solitude. J’en avais marre des dortoirs pleins de voyageurs bruyants et des pubs remplis de clients avinés. J’avais besoin de sobriété et de calme pour prendre du recul sur la situation car le bilan côté sexe restait maigre : jusqu’ici, j’avais été plus occupé à décapsuler des canettes qu’à dégrafer des soutiens-gorge. Je louais donc un studio pour deux nuits à proximité de Peace Bridge, studio où je fus accueilli par un étudiant d’une vingtaine d’années, cheveux en bataille et pull blanc sur les épaules. Cordial et professionnel, le merdeux devait encaisser pas mal de fric avec cet appartement, ses parents lui avaient probablement offert pour ses dix-huit ans afin de l’éduquer aux relations clients.
La première journée dans le logement fut pour le moins dissipée. Je lisais mon roman dix minutes, il me tombait des mains. J’enchaînais avec la télévision, aucun programme ne retenait mon attention. Je tentais un passage au lit sans réussir à m’endormir, j’en sortais plus irrité que je n’y étais entré. J’allumais ensuite la radio et j’enclenchais la bouilloire pour préparer une tisane. Mug à la main, je sillonnais le studio dans tous les sens, je buvais l’infusion mentholée pour finalement m’emparer à nouveau de mon livre.
Ce manège dura des heures avant que je ne me décide à changer d’air. Après avoir avalé des Heinz beanz sur des toasts grillés et deux muffins au chocolat, j’enfilais mon manteau pour prendre la direction du cinéma. Le film A most wanted man était à l’affiche ce soir-là, un thriller tiré d’un livre de John Le Carré avec Seymour Hoffman et la somptueuse Robin Wright. L’actrice éblouissait l’écran à chacune de ses apparitions, j’aurais vendu mon âme au diable pour me glisser sous ses draps. Et il fallait toute la grâce de Robin Wright pour me traîner au cinéma, les salles obscures avaient pour moi un goût amer, un sentiment de défaite malgré la patine du temps : c’était dans un cinéma précisément, voilà près de trente-cinq ans, que j’avais choisi d’inviter mon premier amour.
J’avais onze ans cette année-là, j’entrais au collège Jean Moulin de Saint-Nazaire et Valérie, mon amoureuse secrète, avait intégré une autre classe. Valérie m’intimidait, je n’osais pas lui adresser la parole et tout juste l’an passé, quand nous étions encore dans la même classe, j’avais réussi à lui glisser quelques mots d’encouragement lors d’une balle au prisonnier. Je n’avais jamais saisi d’autres occasions et maintenant, je ne la croisais plus que par accident au détour d’un couloir, à la cantine ou devant le bus. À chacune de ces rencontres mon esprit se brouillait et j’étais incapable de formuler le moindre mot. Je comprenais mal ce qui m’arrivait mais une chose me semblait évidente, je devais proposer à Valérie de devenir mon amoureuse. Le cinéma du centre-ville me semblait la meilleure solution pour l’inviter, un endroit hors de l’école et loin de ses amies.
Ce jour-là, quand la sonnerie signala aux élèves la fin de journée, je me précipitai devant les grilles du collège pour être le premier dehors. Posté au niveau du vieux banc défraîchi j’occupai une position stratégique, assez près du portail pour appeler Valérie et suffisamment loin du passage pour avoir un peu d’intimité. Les premiers collégiens franchirent la grille puis le gros des troupes déboula tel un joyeux troupeau de buffles. Je scrutai attentivement le trafic afin de ne pas rater Valérie dans toute cette cohue. Un copain me remarqua et approcha vers moi.
— qu’est-ce tu fous Pierre ? demanda-t-il.
— je t’expliquerai, dis-je en mentant, mais laisse-moi.
Je fis un mouvement de la main pour lui dire de dégager, il rebroussa chemin sans demander son reste. Soulagé d’avoir écarté l’intrus, je repris ma surveillance. Deux minutes plus tard, la silhouette de Valérie émergea de la masse, mon sang ne fit qu’un tour. Les poings serrés, je pris une grande inspiration pour me donner du courage avant de m’avancer vers la grille. Au moment où j’allais l’interpeller, je réalisais que Valérie n’était pas seule, elle discutait avec une copine à ses côtés. Cette présence me paralysa complètement, j’avais répété cent fois les mots à lui dire mais j’étais incapable de le faire devant une de ses camarades. Le souffle court et les mains tremblantes, j’abandonnai cette première tentative d’invitation.
Le lendemain, je me précipitai à l’extérieur de l’école pour me positionner à côté du même banc. Les collégiens quittaient l’établissement à pied ou à vélo, ils rejoignaient le bus ou bien leurs parents qui attendaient devant le collège. Je pensais avoir raté Valérie dans toute cette confusion et je m’apprêtai à partir quand je l’aperçus parmi les derniers retardataires. Elle marchait seule, le cartable en bandoulière et un classeur à la main. Immobile, je la regardai approcher. Mon cœur cognait à tout rompre, le sang me battait aux tempes. Elle franchit la grille à quelques mètres de moi, je la suivais du regard, l’estomac noué. Valérie était là, toute proche, magnifique. Je fus incapable du moindre geste, elle passa sans me remarquer.
Le jour suivant, un mercredi, nous n’avions pas classe l’après-midi, il me fallut attendre le jeudi pour tenter à nouveau ma chance. La sonnerie sonna à seize heures cinquante-cinq, je traversai les couloirs puis la cour de récréation, je franchis la grille à toute allure avant de prendre position auprès du banc. Tel un chien de prairie, je scrutai minutieusement le flot d’élèves déversé par le collège. Un bon quart d’heure s’écoula, tous les écoliers avaient quitté le bahut sans que j’aperçoive mon amoureuse. Quand le gardien vint fermer la grille à dix-sept heures vingt-cinq, je réalisai que Valérie avait sport en dernière heure et qu’elle avait rejoint son bus sans repasser par l’établissement.
Le vendredi matin, j’optai pour une autre méthode et je décidai d’aborder Valérie dans la cour de récréation. Sans savoir comment j’allais m’y prendre ni ce que j’allais lui raconter, j’accostai sans détour la petite troupe d’amies.
— salut Valérie.
— salut.
— je peux te parler ?
— vas-y je t’écoute, répliqua-t-elle.
— c’est personnel.
Valérie jeta un regard étonné à ses amies avant de s’écarter du groupe. Elle avança d’un mètre dans ma direction, je me jetai à l’eau.
— voilà, je me demandais si… si tu voulais bien, enfin, si ça te tenterait de… tu vois, d’aller au cinéma.
— avec toi ? Tu voudrais que j’aille au cinéma avec toi ?
— heu, oui, c’est ça.
— Nan mé té sérieux ? dit-elle en haussant un sourcil.
Valérie retourna vers ses amies sans attendre ma réponse, je pris la direction opposée. Des éclats de rire explosèrent dans mon dos. Je n’avais qu’une hâte, retrouver ma salle de cours pour disparaître.
Dans les années qui suivirent, j’ai recroisé Valérie dans l’enceinte du collège sans jamais lui adresser la parole et depuis cet épisode, j’ai toujours ressenti un malaise diffus quand je franchissais les portes d’un cinéma.
Après la projection de A most wanted man je restai traîner dans l’appartement, je n’avais goût à rien et je voulais rentabiliser le coût de ma location. Je sortis seulement pour explorer les fresques murales du Bogside, un quartier catholique de Derry tristement célèbre pour le drame du Bloody Sunday.
Je découvris dans la presse locale que la finale du championnat de football gaélique avait lieu le dernier soir de mon escale à Derry. Et qui dit finale de football, même gaélique, dit bières. Je me procurai donc des Guiness en boîte à l’épicerie du coin avant de lancer le match à la télévision. Le football gaélique était un sport étrange, un mélange de foot et de rugby totalement amateur, chaque joueur ne pouvant intégrer qu’une seule équipe dans toute sa vie, celle du comté dont il était originaire. Cette année, le match opposait le Donegal au Kerry et d’après les commentateurs, il promettait d’être spectaculaire. Installé au fond du canapé, je sirotais mes canettes devant le petit écran tout en me demandant pourquoi, après tant d’années, je pensais encore à Valérie.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : Giorgio Galeotti (CC-BY-4.0) ; Département des Yvelines (CC-BY-ND-2.0)