Dissonances – Dublin [17/21]

Un troupeau de gnous s’ébranlait sous mon crâne, j’ouvris péniblement un œil sur le dortoir. Le lit d’Anaïs était vide. La miss devait sillonner la M6 Motorway en direction de Galway, elle avait réussi à guillotiner ses fantômes et je n’y étais pas étranger.

Ma montre indiquait onze heures dix, j’avais donc dormi sept heures. Les souvenirs du bar étaient flous et plus encore le chemin du retour. Je vérifiai fébrilement le contenu de mon portefeuille : plus de liquide, la carte bleue en place et une multitude de tickets que je jetai aussitôt sans en consulter le montant.

Je parvins à me lever sur les coups de midi, j’allai chier, je me lavai les dents puis je passai sous la douche. À treize heures, j’étais propre comme un sou neuf pour attaquer la journée. Je gagnais la cuisine pour préparer des œufs au bacon, deux personnes s’activaient devant le bac à vaisselle, une troisième finissait son yaourt et me salua amicalement. J’avalai mon repas à la hâte, je nettoyai mes ustensiles et je m’affalais sur le canapé devant la télévision à côté du Malien rencontré la veille. Regard vitreux et bassine entre les jambes, le bonhomme semblait mal en point. Il esquissa un sourire crispé quand je m’assis à ses côtés.

Absorbé par le petit écran jusqu’à dix-huit heures, le cliquetis métallique des bières nous tira de notre torpeur. Le tintement des canettes annonçait la période d’effervescence en cuisine, les résidents arrivaient de leur chambre, de leur travail ou d’une visite pour discuter, manger et boire avec le même entrain que la veille. Il fut à nouveau question de balades, de recherche d’emploi et de plans pour la soirée.

À vingt et une heures, les deux Belges décidèrent de se rendre en ville, certains lancèrent une partie de poker, d’autres retournèrent aux dortoirs. Je profitai du départ des Wallons pour m’éclipser avec une idée précise en tête : hier, lors de notre virée avec Anaïs, j’avais aperçu un sex shop dans ce qui devait être le quartier chaud de la ville, quartier que j’avais bien l’intention de visiter ce soir. On salua les résidents, je fis un bout de chemin avec les deux Belges que je quittai rapidement pour reprendre le même chemin exactement que la veille. Je marchais une trentaine de minutes avant que les néons des commerces ne se teintent de rouges, j’entrai dans le premier peep show qui se présenta.

Je fis l’appoint en caisse, je franchis un sas qui menait sur un couloir, une cloison à droite et quatre isoloirs à gauche. Je choisis le second box, je tirai le rideau, glissai une pièce dans le monnayeur puis je plaçai mes yeux devant l’ouverture prévue à cet effet.

Une femme brune apparue dans une petite pièce tout en longueur. Habillée d’une paire de bottes, d’une culotte en dentelle noire et d’un soutien-gorge assorti, la strip-teaseuse se mit aussitôt à danser. Cheveux attachés, gestes précis et chorégraphie maîtrisée, elle utilisait l’espace disponible au mieux, enchaînant les postures avec grâce et volupté. Je percevais dans ses yeux une immense concentration, elle avait ce regard qui vous fixait sans vous voir, ce regard déterminé qui vous transperçait comme une lame. La prestation fut d’une grande sensualité, l’artiste conclut en dégrafant son soutien-gorge qui révéla sa poitrine magnifique. Écran noir, temps écoulé.

Quel spectacle ! Je venais de vivre les cent vingt secondes les plus intenses de ma vie, chaque cellule de mon corps riait comme mille soleils. Personne n’avait jamais allumé dans mon ventre un feu d’une telle intensité, les courbes, le regard, les gestes de la strip-teaseuse me revenaient par flashs. Je quittai le box étourdi de plaisir, il m’en fallait encore.

Je fis le tour du pâté de maisons et je revins à l’entrée du peep-show. J’entrai cette fois dans la quatrième cabine, je glissai une pièce dans le monnayeur avant de placer mes yeux devant l’ouverture. Dans une pièce similaire à la précédente, une jeune femme potelée apparue sur un tabouret haut. Elle portait un soutien-gorge rouge, un short en jean et des chaussures vernies. Elle mit près de cinq secondes à se lever. Une fois debout elle avança dans ma direction sans chorégraphie aucune, dégrafa son soutif et agita ses seins adipeux.
— c’est ça que tu veux voir mon cochon, dit-elle.
Elle secoua ses mamelles à plusieurs reprises puis elle fit demi-tour. J’entendis les rires d’une femme dans la cabine d’à côté, une main se tendit à travers le rideau qui séparait les deux espaces. Ma strip-teaseuse rigola à son tour et claqua la main tendue comme pourraient le faire deux camarades de chambrée.

Après ça elle enleva son short sans autre forme de procès, sa croupe rebondie n’était plus dissimulée que par un simple string. Elle revint vers moi, opéra un demi-tour et se fessa le postérieur.
— profites-en mon gros, c’est pas tous les jours que tu pourras voir ça.
Elle maintint sa position durant de longues secondes, elle se gifla à nouveau le fessier puis retourna s’asseoir dans le fond de la pièce sans effectuer aucun mouvement qui ressembla à une danse. Écran noir, temps écoulé.

Quel spectacle ? Je venais de vivre les cent vingt secondes les plus pathétiques de ma vie. L’éclipse était totale, les milliers de soleils avaient déserté. Je quittais le peep show affligé par la prestation et je rentrais à l’auberge.

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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : Brian ; Anjaneyadas (CC-BY-SA-3.0)