Dissonances – Trinity college [18/21]

Au troisième jour de visite dans la capitale je découvris le campus de Dublin, ses pelouses resplendissantes courant au milieu de bâtiments ancestraux et ses chemins de pierres patinées par le temps. Savoir que d’illustres écrivains comme Bram Stocker, Samuel Becket ou encore Oscar Wilde avaient foulé ces mêmes pavés me donnait la chair de poule. Et parcourir les jardins de l’université me replongeait dans mes propres souvenirs de jeunesse, mes années d’études sur le campus nantais.

À l’époque, j’arrivai de Saint-Nazaire du haut de mes dix-huit printemps, un bac littéraire en poche et l’envie tenace d’étudier la sémiotique. Mon intérêt pour la discipline venait du Cours de linguistique générale, ouvrage découvert en classe de philosophie durant mon année de terminale. J’avais d’abord choisi la filière littéraire pour madame Prigent, la jolie prof de philo qui faisait saliver tous les garçons mais contre toute attente, la discipline avait fini par me plaire. Le chapitre consacré à Ferdinand de Saussure m’avait tellement fasciné qu’une fois mon bac obtenu, je m’inscrivis en lettres modernes pour étudier la sémiotique.

Je débarquai donc, voilà presque trente ans, dans la cité des ducs de Bretagne. Les sorties, la fac, les filles… un monde s’ouvrait à moi et mon seul souci était d’ordre matériel : il me fallait de l’argent pour mener à bien cette nouvelle vie. Mes parents m’aidaient un peu et je touchais une petite bourse d’État mais comme cela ne suffisait pas à payer toutes les factures, je me résolus à chercher du boulot. Ne possédant aucune qualification particulière, je déposais mon CV dans de nombreuses boîtes d’intérim, disposé à prendre tout ce qui se présenterait. On m’appela rapidement pour des contrats courts, pour déblayer un chantier de construction, ramasser les poubelles ou encore trimballer des planches de bois. J’effectuais souvent des missions ingrates et sans perspective mais cela me permettait de gagner un peu de fric et de me faire bien voir par les agences de recrutement.

Lors du second semestre, un copain me parla d’une usine agro-alimentaire située au nord du périphérique nantais. J’y envoyai à tout hasard une candidature spontanée et je n’eus aucun mal à me faire engager. L’entreprise recrutait régulièrement des étudiants, une main-d’œuvre flexible nécessaire à la production de saucisses, production qui variait selon la météo : lorsqu’il pleuvait, les barbecues restaient au fond des cabanons de jardin et les ventes chutaient ; si la pluie durait plus de deux ou trois jours, ce qui n’était pas rare dans la région, il fallait éclaircir les troupes afin de diminuer les coûts salariaux. Les intérimaires servaient de fusible et parmi eux, les étudiants étaient en première ligne. Malgré ces aléas je n’avais pas à me plaindre, je faisais assez d’heures pour subvenir à mes besoins, ce qui n’était pas le cas de tous les collègues.

Mon travail étant prioritaire, le rythme de l’usine avec ses horaires en deux-huit empiétait souvent sur mes cours ; et quand je parvenais jusqu’à un amphi, j’avais beaucoup de difficultés à suivre la leçon. Peu présent sur les bancs de la fac je dévorais cependant les livres dès qu’une occasion se présentait, lors d’un trajet en tram, avant de me coucher ou pendant ma pause au boulot. Obsédé par les romans qui traversaient le temps, j’avais toujours un livre de Molière, Montaigne ou Camus au fond du sac car pour moi, les livres qui résistaient aux modes prouvaient que leurs auteurs avaient mis le doigt sur quelques vérités incontestables. J’explorais donc les classiques de la littérature avec assiduité, convaincu d’y trouver des outils pour comprendre le monde qui m’entourait, comprendre les hommes, leurs façons de penser et d’agir.

Mon enthousiasme pour les textes eux-mêmes n’avait d’égal que mon mépris pour les examens. Préparer les partiels m’insupportait, je détestais l’idée de lire un auteur parce qu’il était au programme. Les livres que j’aimais avaient été écrits pour mille raisons mais en aucun cas pour devenir une corvée académique. Réduire la littérature à un numéro de cirque était le plus sûr moyen d’en dégoûter les lecteurs, car c’était ça les examens, des étudiants montrant aux profs qu’ils avaient appris la leçon et qu’ils méritaient une récompense. Je me présentais donc aux partiels comme on jouait au Loto, sans autre ambition que de tenter ma chance. Malheureusement, je n’ai jamais décroché le gros lot et il me fallut cinq ans pour obtenir ma licence.

Ce que j’appréciais le plus à la fac, c’était les sessions cafétéria avec les copains, lorsqu’on se retrouvait à la buvette du campus pour profiter de la bière vendue à prix modique. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on détonnait dans les lieux, on braillait et on riait fort au contraire des autres clients qui discutaient calmement autour d’un café. Ceux qui révisaient leurs cours se plaignaient à l’employée et nous devions sans cesse lui promettre de faire moins de bruit. À moitié torché, on interpellait chaque étudiante qui entrait dans notre champ de vision, on l’invitait à notre table pour prendre un verre mais je ne crois pas qu’une seule d’entre elles ait jamais accepté notre invitation. On sifflait des pintes jusqu’à la fermeture, à dix-huit heures, on descendait ensuite dans le centre-ville à la recherche d’un concert rock. Un ami prétendait que le rock’n’roll ne prospérait que dans les contrées pluvieuses parce que les jeunes n’avaient d’autre choix que de s’occuper dans leur cave, à la différence des régions ensoleillées où ils pouvaient profiter du plein air. Je n’avais pas d’avis sur la question, je constatais simplement que le Royaume-Uni possédait de très bons groupes de rock.

Mes années d’études furent donc un assemblage d’insouciance, de littérature et de sorties alcoolisées, le tout baigné par des odeurs de chair morte. J’ai beaucoup appris durant cette période, j’ai découvert le monde du travail et l’université, le plaisir de lire et le sens du mot amitié. Malgré la fatigue et les difficultés, je battais au rythme du monde, j’en épousais les formes et les intensités, je savourais chaque jour comme s’il s’agissait du dernier. En repensant à ces années de jeunesse, à toute cette exaltation, je me demandais quand exactement j’avais disparu, englouti par les puissances extérieures.

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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : Pilgab (GFDL) ; Andia