Dissonances – Nantes [21/21]

J’émergeais péniblement dans un dortoir quasi désert où seule une femme de ménage préparait les lits pour les clients du soir. Un courant d’air frais irriguait la pièce, le soleil pointait derrière les carreaux, le temps était venu de quitter l’Irlande pour retrouver ma terre natale. Vingt kilomètres séparaient le centre de Cork de la gare maritime, vingt kilomètres qui permettaient à l’unique compagnie de bus de rançonner les voyageurs dépendants. N’ayant pas d’autres choix, j’empruntai la ligne menant au port pour embarquer à bord du ferry, ferry où le personnel d’équipage nous accueillit avec professionnalisme. J’espérais secrètement que l’entreprise m’attribuerait à nouveau une cabine en lieu et place d’un siège inclinable mais ce ne fut pas le cas.

L’agitation battait son plein dans le hall, les novices cherchaient le plan pour se repérer, les habitués se précipitaient aux bars, à la boutique ou vers les meilleurs sièges. Après avoir déposé mon barda dans la pièce commune, je gagnai le pont avec quelques munitions pour profiter une dernière fois du paysage irlandais. Le navire s’ébranla en direction du Finistère et rapidement, la côte finit par disparaître derrière l’horizon. J’entamais ma deuxième bière quand un père de famille se mit à brailler, il venait d’apercevoir des dauphins qu’il désignait avec vigueur.
— des dauphins ! Les enfants, là, des dauphins !
Le vacarme attira les curieux qui se ruèrent sur le garde- corps, je rejoignis l’attroupement et j’aperçus à mon tour les animaux qui jouaient avec les vagues. Le fondement toujours calé dans mon transat j’attaquai paisiblement ma troisième canette, un type passa à côté de moi l’air perdu, les cheveux en bataille et la veste fatiguée. Après quelques instants d’hésitation, je finis par reconnaître le bonhomme que j’avais croisé dans un bar à Killarney. On ne s’était pas parlé ce soir-là, je l’avais remarqué parce qu’il lisait au comptoir sans lever les yeux ni sur les filles ni sur les musiciens et je ne comprenais pas ce qu’il foutait là. Revoir ici un visage familier m’intrigua, je l’interpellai depuis ma chaise longue.

— excuse-moi, on ne se serait pas déjà croisé ?
— possible, dit-il en haussant les épaules.
— dans un bar à Killarney, tu lisais au comptoir.
— ha oui, il y avait un groupe de musique traditionnelle.
— c’est ça ! répondis-je.
— je suis désolé mais je ne me souviens pas de toi.
— en même temps, tu n’as pas levé le nez de ton livre.
— c’est vrai, acquiesça-t-il en souriant.

Le type me fit bonne impression, je proposai de gagner l’intérieur pour discuter à l’abri du vent, proposition qu’il accepta avec plaisir. Pressentant qu’on allait traîner une bonne partie de la soirée, je fis halte au duty free du pont inférieur pour faire le plein de Guiness. Joseph venait d’Ottawa où il exerçait la profession de libraire, il voyageait en Europe au hasard des rencontres depuis près de six mois. Après un séjour de trois semaines en Irlande, il retournait à Paris chez un bouquiniste qui l’accueillait sur son clic-clac contre un coup de main à la boutique.

On but beaucoup et on discuta peu avec Joseph. Boissonner silencieusement était un luxe, la marque d’une confiance sereine dans la présence à l’autre, l’exact opposé des bavardages inutiles et embarrassés. Économe en mots, on termina cependant toutes les canettes pour ne pas avoir à les trimballer le lendemain, on rejoignit ensuite le dortoir où les autres passagers dormaient déjà.

La nuit fut rugueuse, le sommeil soigneusement haché par les ronflements, les coups de pied et les sonneries de téléphone. La gueule de bois et les membres endoloris par la rudesse du sol ajoutèrent la touche finale au tableau. Le ferry accosta à l’heure prévue, je quittais Joseph devant la gare de Roscoff avec une franche poignée de main. J’allais profiter des cinq heures de TER que j’avais devant moi pour dormir un peu et récupérer des forces. À Nantes, de retour à l’appartement, j’ouvris la porte sur un sol parsemé de croquettes, des plantes assoiffées et une forte odeur de pisse. Rien que de très surprenant. Je déposai mon sac dans le salon avant de m’affaler sur le canapé plein de poils.

Un profond sentiment de nostalgie m’envahit. Si le voyage m’avait changé les idées, la routine allait reprendre ses droits. La fin du périple annonçait le début d’une nouvelle année, une nouvelle année à revoir les mêmes têtes et reprendre les mêmes conversations, une nouvelle année à sourire poliment aux chefs, aux voisins et aux commerçants, à tous ces gens que je croisais par obligation plus que par plaisir. Imaginer Sisyphe heureux était une connerie, le bougre avait sûrement une fiole d’hydromel dans la poche pour picoler sur le retour.

Le voyage m’avait changé les idées mais l’objectif de départ avait échoué, je n’étais parvenu à coucher avec aucune femme. Les occasions n’avaient pourtant pas manqué, qu’il s’agisse de Dâria, de la grosse Américaine ou de Louise le Hyaric, de la potière avec qui j’avais manqué de tact ou de la webdesigner avec qui j’avais trop hésité. La Canadienne et Maureen s’étaient jouées de moi et la-femme-au-pied-nu m’avait enfumé, j’en étais maintenant certain. Et tous ces échecs constituaient la trame majeure de mon expédition.

Grisou, le plus vieux des deux chats fit son entrée dans la pièce sans effusion de joie, il se traîna jusqu’au fauteuil voltaire sans me considérer un instant. La seule chose qui sembla l’intriguer fut ma bouteille de Bushmills qui trônait sur la table du salon, unique souvenir de ma balade irlandaise. Je remplis mon verre d’une grande rasade puis je tirai le portefeuille de ma poche pour en extraire la lettre de Suzanne, celle que je traînais depuis des mois. En posant les yeux sur le courrier je fus saisi par un sentiment d’écœurement, un sentiment qui pour la première fois supplantait la colère. J’attrapai le zippo posé sur la table basse, je versai un peu de scotch sur le papier et d’un geste décidé, j’approchai la flamme.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : Brittany Ferries ;