Dissonances – Dublin [16/21]

Je quittai la Suite Royale en fin de matinée pour partir à la recherche d’un hébergement bon marché. Les auberges répertoriées à l’office du tourisme coûtant encore trop cher, je me rabattais sur le web pour en trouver de plus abordables.

Je jetai mon dévolu sur un hostel low cost situé dans le centre-ville, je payai pour trois nuits, on me remit un passe magnétique pour accéder à un dortoir de vingt-quatre lits. Les prix bas pratiqués ici permettaient à différentes populations de se croiser, des touristes de passage aussi bien que des résidents permanents, souvent des migrants en situation précaire. On distinguait ces derniers à l’heure du repas car à la différence des voyageurs qui cuisinaient au micro-ondes, ils prenaient le temps de préparer de vrais plats. Les lieux où la frontière entre habitants et touristes s’effaçait étaient toujours intéressants, sur le plan humain d’abord mais aussi parce qu’on y croisait moins de connards.

Je profitai de l’après-midi pour me reposer dans le dortoir. Sur le lit d’à côté, une jeune femme tapotait nerveusement sa tablette numérique, activité qu’elle accompagnait de soupirs exubérants. La sieste terminée je me levai, j’enfilai mon pull et mes chaussettes quand une voix grêle m’interpella.
— excuse me, do you speak french ? interrogea ma voisine.
— oui répondis-je, tout en me demandant ce qui avait pu la mettre sur la piste.
— désolée de vous déranger mais j’aurais besoin d’aide. J’essaye d’acheter un billet de bus pour Galway mais je n’y arrive pas. Je ne comprends rien au site, je ne parviens pas à trouver l’heure du départ ni le prix du ticket. Et ce n’est pas plus clair sur papier.

La jeune femme qui devait avoir dans les vingt-cinq ans me tendit un dépliant. Pour ne pas « traduire » des horaires pensai-je, il fallait quand même en vouloir.
— voyons voir ça.
— merci répondit-elle, vous me sauvez. Je suis là depuis une semaine et j’enchaîne les galères, je ne parle pas un mot d’anglais, la moindre bricole est compliquée.
Je parcourais le prospectus.
— il y a un bus qui part de la gare routière toutes les heures, le premier est à six heures quarante-cinq et le dernier à vingt-trois heures vingt-cinq. Il faut deux heures trente pour faire le trajet.
— à quel prix ? demanda-t-elle.
— ce n’est pas précisé, il faudra voir ça en gare ou sur leur site.
— je verrai ça sur place. Merci, merci beaucoup.

Anaïs était empotée, cela ne faisait aucun doute mais elle possédait au moins une autre particularité : elle était laide. Ses cheveux bruns lui tombaient sur les yeux comme un rideau de barres à mine, de larges cernes surplombaient son sourire atrophié par l’absence de lèvre supérieure et même ses habits juraient, son pantalon turquoise dépareillait magnifiquement avec son pull rose à motifs. Malgré ce triste tableau, il y avait quelque chose d’émouvant dans cette disgrâce, Anaïs suscitait la compassion à la manière d’un oiseau tombé du nid. Sans comprendre ni pourquoi ni comment, j’ai eu envie de soulager son fardeau.
— je vais prendre un verre en ville ce soir, si ça te tente, tu es la bienvenue.
— avec plaisir, dit-elle.
— rendez-vous dans le hall à vingt heures trente.
— j’y serai, à tout à l’heure.

Anaïs avait l’air plus sereine, je la quittai pour gagner la cuisine de l’auberge au premier étage. Dans cette grande pièce aux murs orange, plusieurs types mangeaient et riaient autour de la table centrale, je me joignis à eux avec mes nouilles lyophilisées et un pack de six. L’apéro semblait déjà bien attaqué, les discussions filaient bon train, mon voisin de droite expliquait avec soulagement qu’il venait de trouver du boulot après six mois de recherches.
— félicitations, dit un jeune homme à l’accent brésilien. Moi, si je ne trouve rien rapidement, je vais être dans la merde.
— depuis quand vis-tu sur Dublin ? demandai-je.
— ça va faire un an et demi. J’ai quitté le Brésil à dix-neuf ans, j’ai passé six mois à Lisbonne mais il y avait trop de racisme, alors j’ai tenté ma chance ici.
— pourquoi es-tu parti ?
— le Brésil est une machine à reproduire les inégalités, si tu nais pauvre, tu restes pauvre. J’avais envie de rebattre les cartes et de découvrir le monde, l’Europe en particulier.
— tu t’en sors ?
— plus ou moins, j’ai eu deux contrats dans l’hôtellerie en
tant que réceptionniste mais à chaque fois des contrats courts. Je parle anglais, portugais et espagnol, ça intéresse les établissements qui visent une clientèle internationale.

Sur ces mots l’Ukrainien posa son pack de bières sur la table, il tendit une canette à chacun sans même nous demander si on en voulait. Il avait peu parlé jusque-là, trop occupé à enquiller les bières.
— moi j’ai un boulot, je suis agent de sécurité dans un supermarché mais je ne fais pas assez d’heures. Je travaille vingt-et-une heures par semaine, c’est insuffisant pour vivre ici et envoyer de l’argent à ma famille.
— t’as pas moyen de cumuler deux emplois, demanda le Malien.
— c’est compliqué, les magasins cherchent souvent un vigile sur les mêmes horaires que mon emploi actuel. Mais bon, assez parlé travail dit-il avec son accent rocailleux, demain est un autre jour. Il tendit le bras au centre de la table pour trinquer, toute l’équipe en fit autant.

La discussion s’égaya dès qu’il fut question des femmes, de ces touristes en particulier qui couchaient avec les résidents la veille de leur départ, dernier frisson exotique avant le retour au bercail. Les railleries fusaient à l’évocation d’anecdotes croustillantes, les chopes se vidaient et se remplissaient par vagues, la joie emplissait les visages. Le temps fila vite en leur compagnie, je les abandonnai à regret pour retrouver Anaïs.

Me voilà donc parti avec la jeune Française dans les rues de Dublin. On se laissa porter par les ambiances de la ville jusqu’à un pub branché du quartier touristique, pub où l’on s’installa dans la coursive à côté d’un brasero. Je commandais deux bières en attendant que des sièges se libèrent après quoi je lançai la conversation en questionnant Anaïs sur son métier. Elle m’expliqua qu’elle était laborantine à La Roche-sur-Yon depuis quatre ans, qu’elle avait été embauchée dans l’entreprise paternelle dès la sortie de ses études. La jeune femme m’interrogea à son tour, j’évoquais pêle-mêle les saucisses, ma fille et même le passage Pommeraye.

Une fois les présentations effectuées dans les grandes lignes, Anaïs se mit à déblatérer sur son ex qui venait de la quitter. Elle déversa son amertume à flot continu et sans pudeur aucune, je n’étais qu’un prétexte à cet abandon, l’occasion idéale d’évacuer sa rancœur. La discussion s’enlisa logiquement mais je laissais madame bavasser, je hochais la tête de temps à autre pour faire bonne figure tout en me demandant s’il n’y avait tout de même pas moyen de la baiser. Au doigt mouillé, j’estimais à trois pintes la quantité d’alcool encore nécessaire pour franchir le pas. Car à défaut d’être charmante ou sympa elle avait le mérite d’être-là, je n’avais pas à me déplacer. Qui plus est, avec une nana à mes côtés j’étais tricard pour draguer dans les parages.

J’en étais là, perdu dans mes pensées, quand je remarquai son front perlé de sueur et son regard vitreux. Je n’ai pas eu le temps de comprendre ce qui arrivait qu’Anaïs s’effondra contre la barrique en bois qui faisait office de table, renversant les trois quarts de sa pinte au passage. Je la rattrapai tant bien que mal – Anaïs, pas la bière – et je l’assis sur un tabouret qu’un client nous tendit gentiment.

— ça va ? demandais-je. Tu veux un verre d’eau ?
La jeune Vendéenne respirait profondément pour reprendre ses esprits, il lui fallut plusieurs inspirations avant de répondre.
— merci, ça va aller, c’est une crise d’hypoglycémie. Je n’ai rien avalé de la journée, entre l’alcool et la chaleur, j’ai fait un malaise. Il me faudrait une boisson sucrée.
— je te ramène ça tout de suite, tiens-toi à la barrique, j’arrive.
Quelques minutes plus tard, je rapportai un jus d’orange, la Vendéenne en but une grande gorgée.
— pourquoi t’as rien mangé de la journée ? Il est presque vingt-deux heures.
— je suis stressée, ces histoires de bus, la langue anglaise, j’y arrive pas.
— avec un bus qui décolle toutes les heures tu n’as pas à t’inquiéter, ça va bien se passer. Il faut profiter de tes vacances sans te rendre malade.
Anaïs ne répondit pas et termina son verre.

Après cet incident je réalisai que pour rien au monde je ne la baiserais plus. Quel que soit l’angle choisi, la situation d’Anaïs semblait désespérée. Et il a fallu que je vienne m’empaler avec elle dans ce pub bondé, alors que j’aurais pu passer la soirée avec les résidents de l’auberge.

— je me sens mieux, je vais rentrer dit-elle.
— tu es sûre de retrouver le chemin ?
— j’espère.
— je vais rester un peu pour profiter de la musique, je te souhaite une bonne nuit.
— merci, toi aussi.

Bien entendu, la possibilité qu’elle fasse un malaise sur le trajet du retour me traversa l’esprit. Je recommandai une bière.

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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : München2018 (CC-BY-SA-3.0) ; Tony Webster (CC-BY-2.0)