Dissonnances – Sligo [11/21]

Plutôt chanceux lors du trajet en auto-stop, je fis d’une seule traite les cent quarante kilomètres qui séparaient Galway de Sligo. Un jeune entrepreneur spécialisé dans le matériel de surf me prit à bord de son van, il se rendait à Bundoran pour un championnat de longboard afin de faire connaître sa société. Passionné, le jeune homme évoquait son métier avec enthousiasme, convaincu qu’il parviendrait à percer dans le milieu ; bienveillant, il m’invita à prendre des auto-stoppeurs quand j’en aurai la possibilité, invitation logique mais inutile, je poussais déjà les quidams postés le long des routes quand l’occasion se présentait.

Arrivés à Sligo je proposai à mon conducteur de prendre un verre pour le remercier, proposition qu’il déclina car il avait encore de la route. On se sépara avec une chaleureuse poignée de main à un carrefour cerclé de murs noircis par les gaz d’échappement.

N’ayant ni adresse ni plan je me renseignai au hasard des rues pour trouver un hostel. Le premier passant venu m’indiqua une auberge en centre-ville, je trouvai l’établissement facilement et j’y réservai un lit pour la nuit. Le préposé au guichet, un petit homme chauve au regard triste et aux gestes nerveux, se mit à bredouiller en français à la lecture de mon passeport.
— je aime beaucoup votre pai-iss. Je espère vous bon voyage Irlande. Ce être très calme ce soar. Venay, je vais expliquer vous comment auberge works.

Cette échappée dans la langue de Molière semblait l’avoir apaisée, les traits de son visage avaient retrouvé une expression plus sereine. On commença le tour par la cuisine, j’en profitai pour ranger ma bouffe dans le placard et le Cheddar dans le frigo. L’employé m’informa qu’elle fermait à vingt-deux heures quand il quittait son poste et rouvrait le lendemain à huit heures trente, à l’arrivée de son collègue. La visite se poursuivit par le dortoir du premier étage, il m’indiqua mon lit et la salle de bain d’un geste nonchalant, lâcha un « bône soarée » et quitta la pièce. Je déposai mes affaires puis je retournai à la cuisine sans traîner, je n’avais rien avalé depuis des heures. La préparation du dîner fut des plus simples, je versais de l’eau bouillante dans un contenant en plastique jaune. Deux minutes plus tard, je soulevais l’opercule métallique pour déguster des pâtes aromatisées aux champignons. À défaut d’être goûteux, c’était chaud et bon marché, j’accompagnais le tout avec du fromage et du pain de mie.

Le repas ingurgité, je passai en mode digestion dans les fauteuils du salon. En parcourant les dépliants promotionnels sur la table basse, je remarquai un guide pour visiter Sligo à pied. La balade semblait intéressante et une marche digestive me ferait le plus grand bien, je décidai de consacrer ma soirée à la culture.

J’entamai la promenade par la magnifique cathédrale St John the Baptist qui fut bâtie au dix-huitième siècle, je découvris ensuite la statue du poète William Butler Yeats, un bronze situé au niveau de l’Ulster Bank sur Stephen Street. Ce poète, soutien des indépendantistes irlandais et prix Nobel de littérature en 1923, était une véritable gloire nationale. Je poursuivis avec The Sligo Famine Memorial, un monument érigé en hommage aux morts frappés par la famine dans les années dix-huit cent cinquante, après quoi le dépliant me conduisit jusqu’à la cathédrale de l’Immaculée Conception et son impressionnante Clock tower.

Je battais le pavé depuis une heure environ lorsqu’un pub, le King’s Head, attira mon attention. Cette taverne m’offrait la possibilité de mieux découvrir la population locale, une opportunité à saisir car dès demain, je repartirai vers d’autres destinations et il ne sera plus temps de regretter. La porte de l’établissement donnait sur un intérieur vieillot, carrelage marron, moquette aux murs et piste de danse à l’arrière. Les enceintes diffusaient de la chill-out, une tablée de jeunes discutait bruyamment tandis qu’à l’extrémité du zinc, un groupe de filles surveillaient les va-et-vient masculins. En dépit de la touche rétro le lieu était convivial, j’attrapai un exemplaire de The Irish Times à disposition de la clientèle et je me posais au bar pour écluser.

La soirée avançait tranquillement, la carte des bières avait remplacé le guide touristique, j’alignais les pintes en parcourant les nouvelles du jour. La musique gagnait en intensité, le battement par minute accélérait et mon rythme cardiaque avec lui. Quand le bpm fut suffisamment élevé, je gagnais le dancefloor juste assez saoul pour apprécier sans comater.

Le DJ enchaînait les morceaux avec une précision chirurgicale, chaque titre nous transportait un peu plus loin que le précédent. Ensorcelé par le beat, j’agitais les membres de façon plus ou moins coordonnée quand une fille se jeta sur moi au milieu d’un titre de Squarepusher. J’ouvris les yeux sur un visage disgracieux mais une poitrine superbe. Agréablement surpris par l’assurance de la demoiselle, je l’enlaçais de la façon la plus virile qui soit. Malgré le volume sonore élevé et une musique qui se prêtait peu au dialogue, j’engageais la conversation.

— je m’appelle Pierre.
— moi c’est Sarah.
— tu es du coin ? demandais-je.
— je viens de Belfast, je suis ici pour un stage de webdesign en entreprise.
— ça te plaît ?
— le stage pas trop mais la ville est sympa.
— la ville est incroyable tu veux dire, elle possède un patrimoine hors du commun. Rien que la cathédrale Saint- Jean-Baptiste est unique en son genre.
— oui, je vois où elle est.
— son créateur, Richard Cassels, est considéré comme un des plus grands architectes irlandais du dix-huitième siècle. Il est né à Kassel de parents allemands mais sa famille a des origines françaises. Il s’est inspiré de l’architecture romane pour réaliser les plans de la cathédrale.
— impressionnant, avoua Sarah.
La belle était absorbée, je le voyais à son regard. Elle m’avait choisi pour mon physique, elle découvrait un érudit. Je jubilais. Sarah se serra un peu plus contre moi, je pouvais maintenant sentir le parfum délicat de ses cheveux blonds. J’enchaînais de plus belle.
— l’apparence extérieure de la cathédrale a changé depuis sa construction, les fenêtres d’origine ont été remplacées et le chœur a été étendu.
— eh bien, j’apprends l’histoire de Sligo avec un étranger, dit-elle.
— regarde, j’ai tout appris dans ce petit guide.
Je saisis le dépliant dans la poche arrière de mon pantalon, Sarah desserra son étreinte. Je lui présentai la page sur Yeats.
— tu connais cet auteur ?

Sarah n’eut pas le temps de répondre, la musique s’arrêta net. En un claquement de doigts, le DJ annonça la fin de soirée et remercia les danseurs. Telle une nuée d’insectes affolée, les clients se ruèrent au bar pour commander un dernier verre. Je jetais un regard embarrassé à Sarah, maintenant que les enceintes s’étaient tues, plus rien ne justifiait notre corps-à-corps. Un malaise palpable s’installa entre nous. Elle se pencha distraitement sur le fascicule et releva la tête avec un sourire inexpressif.
— bonne lecture, m’asséna-t-elle avant de tourner les talons et de se diriger vers la sortie. Elle échangea quelques mots avec une amie puis elles sortirent du pub.

Quelle burne ! Je venais de merder comme jamais. Je venais de merder mais la partie n’était pas finie car après tout, elle s’était jetée sur moi. Dans un sursaut d’orgueil, je m’élançai à la poursuite de Sarah, je traversai la piste, je sortis du troquet et je la rattrapai non loin du pub. Je la saisis au bras pour l’arrêter.

— on ne va pas se quitter comme ça, c’est trop con.
D’un même mouvement, Sarah se retourna et se dégagea de mon emprise.
— j’ai adoré danser avec toi, lui dis-je, je t’invite à l’auberge pour un dernier verre.
— à l’auberge ? demanda-t-elle consternée.
— oui, je crèche à l’hostel du centre-ville.
— non merci, je dois rentrer.

Sa voix glaciale n’appelait pas de relance. Sarah me planta là et disparut au coin de la rue avec son amie. J’allumai une cigarette en jetant un œil autour de moi, des clients sortaient du bistrot, un couple s’embrassait au pied d’un réverbère, trois amis finissaient leur verre en plastique devant le pub. Le bruit des moteurs brisait le silence de la nuit, j’écrasai mon clope sur le trottoir avant de prendre le chemin du retour.

À l’intérieur de l’hostel, le silence régnait en maître. Aucun employé, chambres inoccupées et cuisine fermée à double tour, j’étais le seul résidant à bord, j’aurais pu baiser avec Sarah sans me soucier de personne. Cette seule pensée m’excita terriblement. Je récupérai mon Playboy au fond du sac, je me calai au pieu et je m’attelai à la tâche quand une phrase de Yeats me revint en mémoire : « j’ai vu beaucoup plus d’hommes ruinés par le désir d’avoir une femme et des enfants que par l’alcool et la débauche ». Cet enfoiré avait raison, je finis mon affaire avant de m’endormir le cœur léger.

Réveillé à l’aube, je descendis à la cuisine pour prendre mon petit déjeuner. Je trouvai porte close. J’hésitais un moment avant de réaliser que l’employé n’arriverait qu’à huit heures trente, d’ici une demi-heure. Je m’installais dans un fauteuil avec mon livre pour patienter.

Les chapitres filaient mais aucun salarié en vue. Que les travailleurs irlandais soient des feignants m’importait peu mais là, j’avais besoin de ma bouffe pour décoller. Quand la pendule indiqua dix heures, je commençai la fouille des tiroirs à la recherche d’une clef. La tentative échoua, je me résolus donc à forcer la porte. J’essayais d’abord d’enfoncer le pêne avec un couteau avant d’attaquer la lourde à coup d’épaule, une méthode moins technique mais plus efficace. La serrure céda à la troisième tentative, je récupérai mes biens, une bouteille de vin australien en extra puis je quittai les lieux sans signer le livre d’or.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : Gordon Hatton (CC BY-SA 2.0) ; Phil Page (CC-BY-2.0)