Arrivé en ville avec l’intention de trouver une auberge bon marché, je passais par un cybercafé pour récupérer quelques adresses avant de me mettre en quête dans les rues de Galway. Les deux premiers établissements affichaient complet, en chemin vers le troisième, j’aperçus la pancarte d’un hostel dans le renfoncement d’une rue. Aucune mention sur le web, pas d’horaires ni de numéro de téléphone sur l’enseigne, difficile de savoir si l’auberge était toujours en activité. Une forte odeur de pisse imprégnait les lieux, tous les soûlards qui allaient et venaient des bistrots alentour devaient se soulager dans ce recoin. Je sonnais à tout hasard puis j’attendis. Aucun signe de vie. Je pressai à nouveau la sonnette, je patientais de longues secondes, la porte finit par s’ouvrir. Un bonhomme d’une soixantaine d’années, pull en laine et regard malicieux me dévisagea de haut en bas. Je lui demandais s’il lui restait un lit disponible, il m’invita à le suivre à l’accueil.
Le prix étant abordable je réglai pour deux nuits, le patron me proposa ensuite de faire le tour du propriétaire. Très vite, je constatai la vétusté du bâtiment, les taches d’humidité qui parsemaient le plafond, le papier peint qui cloquait à de nombreux endroits et la table du salon qui collait à vous arracher la peau des bras. Au premier étage, des outils de bricolage jonchaient le sol de la douche, le chantier semblait comme suspendu en plein vol.
— j’ai égaré la colle à faïence m’expliqua Larry, je vais bientôt finir ça.
— je n’en doute pas, répondis-je.
L’état du bâtiment laissait à désirer mais l’endroit me plaisait, je m’y sentais bien et malgré tout, le rapport qualité-prix restait honnête.
Paradoxalement, les prix bas n’attiraient pas les foules, je n’avais croisé que deux clients durant la visite. Intrigué par la chose, j’interpellais Larry qui lisait son journal dans la cuisine.
— c’est calme en ce moment ?
— oui et c’est très bien comme ça. Je rentre de Montpellier où j’ai passé quinze jours à profiter du soleil. Une reprise en douceur, ça me convient.
— je n’ai pas trouvé d’information en ligne sur l’hostel, c’est normal ?
— on n’est pas référencé sur les sites professionnels, ça permet de faire des économies et ça évite les commentaires injurieux des clients, notamment ceux qui payent huit euros la nuit et qui voudraient un hôtel quatre étoiles à ce prix-là.
Les explications en poche je laissai Larry à sa lecture, je pris une douche au deuxième étage puis je décollai pour ma première virée nocturne. En flânant au hasard des rues dans le centre-ville, je découvris avec étonnement les habitudes vestimentaires locales : la quasi-totalité des jeunes femmes se promenait en mini-jupe et en talons hauts. La norme semblait s’imposer ici plus que nulle part ailleurs, les demoiselles allaient de bars disco en restaurants vintage, de boîtes branchées en pubs traditionnels en révélant aux yeux de tous leurs membres magnifiques.
Face à cette multitude de jambes nues, chaque homme déployait une tactique singulière pour arracher des morceaux du spectacle : certains changeaient de trottoir ou fumaient à leur fenêtre quand d’autres manquaient volontairement leur bus ou traînaient avec leur chien. L’éventail des stratégies était large, le ballet des chairs troublait jusqu’aux esprits les plus chastes.
Aux mini-jupes et aux talons aiguilles s’ajoutait un troisième élément détonant, l’alcool. S’il n’était déjà pas facile de marcher avec des talons, cela devenait redoutable une fois bourré. Au moindre faux pas, les filles se vautraient sur le pavé, ruinaient leurs tenues et se ridiculisaient publiquement. Les plus malignes déambulaient pieds nus et enfilaient leurs chaussures devant le club de nuit, les plus saoules, repérables dans les longues files d’attente à leur maintien hésitant, se faisaient éjecter par le videur avant même de franchir l’entrée de la boîte.
Émoustillé par toutes ces chairs j’entrai dans le premier pub qui se présenta, je me posai au comptoir à côté d’une femme seule, la quarantaine, petits seins et cheveux bruns. Le contact entre nous se fit simplement, madame travaillait comme secrétaire dans un cabinet médical à Vancouver, elle passait deux semaines en Irlande pour ses congés annuels. On échangea quelques mots encore, la canadienne s’excusa et se rendit aux toilettes après une poignée de minutes. À peine fut-elle levée de son tabouret qu’une femme assise un peu plus loin m’accosta. Maquillée comme une voiture volée et décolleté ouvert à tout vent, la mégère devait avoir dans les soixante-cinq ans. Un bonjour rapide, trois mots sur la météo, la vieille afficha sans détour ses intentions.
— je loue un appartement à cinq minutes d’ici, on peut y prendre un verre si ça vous dit.
L’audace de la rombière me déstabilisa, il me fallut un moment avant de réagir.
— merci pour l’invitation mais j’attends quelqu’un.
Ma réponse ne l’affecta pas le moins du monde, elle s’accouda solidement au comptoir et commença à évoquer ses vacances, les hôtels où elle avait séjourné et les beaux mecs qu’elle avait croisés, le chauffeur de taxi notamment et le ténébreux employé du musée. Elle aborda ensuite des thématiques plus personnelles, ses deux ex-maris, son métier dans l’assurance et son ancien chef de service qui l’a harcelé durant des années. Elle parlait depuis trois minutes seulement, j’avais l’impression de l’écouter depuis des heures.
— quel est le point commun entre le paradis et le vagin ? lança-t-elle euphorique.
— je ne sais pas, répondis-je, en prenant soin de rester
dans le sens du comptoir pour éviter de lui faire face.
— pour y entrer, il faut être raide ! Elle rit à sa propre blague et haussa les épaules d’un air faussement navré. C’est pas à mon âge qu’on va me changer, dit-elle.
La bonne femme m’insupportai mais je devais faire bonne figure, en l’envoyant balader je risquais un esclandre des plus mal venus. Un profond malaise m’envahit lorsqu’elle commença à me faire du pied.
— vous êtes sérieuse ? demandai-je en désignant sa chaussure du regard.
— et pourquoi pas ? L’invitation chez moi tient toujours. Jusqu’où allait-elle aller ? Il ne manquerait plus qu’elle me mette la main au paquet.
— ne jouez pas les vierges effarouchées dit-elle d’un ton badin, la libération sexuelle est aussi passée par le Canada.
Boum ! Le mot « Canada » agit dans mon cerveau comme un détonateur. Je me retournai stupéfait vers la vieille, son sourire perdit immédiatement de sa superbe. Tout s’éclairait à présent, les Canadiennes draguaient à deux, la rabatteuse fixait la proie au comptoir puis elle laissait le champ libre à la sexagénaire pour attaquer. Cette dernière devait être suffisamment offensive pour séduire en quelques minutes, le temps supposé nécessaire à un passage aux toilettes.
Je vidai mon verre d’un trait et je lâchai « go fuck yourself » à la vieille peau avant de quitter le bar. Dix minutes de marche ne suffirent pas à me calmer, je rentrai à l’auberge passablement énervé. Quelle stratégie lamentable pensais-je, ces femmes étaient prêtes à tout pour arriver à leurs fins.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : Sabine Holzmann (CC-BY-SA-3.0) ; anw.fr (CC-BY-NC-SA-2.0)