J’étendais ma serviette de douche le long du lit, à l’autre bout du dortoir, un vieux bonhomme maigre comme un chien, chemise ouverte et casquette vissée sur le crâne m’épiait du coin de l’œil. Jusque-là avachi sur son plumard, il se redressa pour jeter un œil dehors.
— il va pleuvoir, souffla-t-il d’un air résigné.
J’approchais de la fenêtre.
— les nuages sont menaçants mais qui sait ?
— je sens qu’il va pleuvoir fiston et l’intuition, c’était mon métier. Durant des dizaines d’années j’ai esquinté ma pauvre carcasse à dénouer des intrigues, à dissiper des mystères et à débusquer des mensonges.
— ça n’a rien à voir avec la météo, rétorquais-je.
Regard absent et visage impassible, le type embraya d’un ton monocorde sans réagir à ma remarque. Il évoqua tour à tour ses enfants, son travail puis sa passion du billard eight ball. Il avait pris la parole et ne semblait plus disposé à la rendre, tout juste feignait-il de temps à autre une question pour s’assurer de mon attention. À défaut d’échanges réels, son bavardage me distrayait pendant que j’enquillais les bières.
Lee Carter, c’était son nom, détective privé aujourd’hui à la retraite, avait passé la plus grande partie de sa vie aux États-Unis. Après avoir évoqué sa carrière à Dallas, une affaire notamment durant laquelle son prédécesseur s’était fait buter, il m’annonça fièrement qu’il écrivait des romans policiers. Pour prouver ses dires, Carter sortit de son porte-monnaie une photocopie avec plusieurs titres et son nom en face. Le document ne pouvait être qu’un vulgaire montage mais j’acquiesçai face à l’évidence supposée de la preuve. Une fois sa qualité d’écrivain établie, l’ancien privé retourna à son lit pour reprendre son exposé, il m’expliqua alors son plan marketing imparable pour se faire connaître sur Amazon.
Je mis fin au monologue quand ma dernière canette fut vidée, je passai aux toilettes avant de partir à la recherche d’un concert dans Killarney. Après quinze minutes de marche, je tombai sur une pancarte « live music tonight » devant un pub du centre-ville.
J’entrai dans le troquet, je posai mon blouson, mon bouquin et j’allais commander au comptoir. De retour avec ma Guiness, bien installé sur mon siège, c’est là que je les remarquai pour la première fois : six magnifiques demoiselles illuminaient les lieux. Les créatures occupaient la moitié du zinc, elles polarisaient tous les regards et les musiciens avaient bien du mal à embarquer le public avec leur seule mélodie. Elles étaient jeunes, belles et semblaient crier au monde entier depuis leur tabouret haut : « admirez mon cul et allez vous branler dans les chiottes ».
Calé au fond du rade, j’assistais avec délice au défilé de vieux dégueulasses qui venaient faire leur danse du ventre aux six jeunes femmes. Les prétendants profitaient de l’attente au comptoir pour glisser un mot d’esprit ou un compliment à l’oreille des demoiselles, ils proposaient parfois un verre qu’elles refusaient systématiquement. Si certains hommes ont fait preuve d’une réelle persévérance, ils sont tous retournés frayer dans les profondeurs du troquet du côté des quinquagénaires liftées.
Étant un des seuls vicelards à n’avoir pas bougé de mon siège, deux des six beautés se pointèrent à ma table après le concert, probablement attirées par cette curieuse inertie. Le duo d’origine allemande draina dans son sillage une grosse Américaine sortie de nulle part, la discussion s’engagea naturellement entre nous, je bredouillais deux trois mots dans leur langue pour les faire marrer.
— Ich bin ein berliner ! Ich liebe der schnaps ! Mein ex-femme est d’orichine chermaine, c’est fous dire si je liebe cet pays.
Leur sourire forcé indiquait que j’avais manqué ma cible, je changeai de braquet pour ne pas les perdre définitivement.
— blague à part, je me demandais pourquoi vous, les Allemands, respectiez le feu rouge du passage piéton même en l’absence de voiture.
Elles ne répondirent pas, échangèrent quelques mots à voix basse puis quittèrent la table sans doute rassurées par leur sex-appeal. N’ayant pas d’autre solution je me tournai vers l’Américaine restée sur place, j’avais tellement envie de tringler que j’étais prêt à fourrer ma queue n’importe où pourvu que ça remuait.
— tu voyages seul, me demanda-t-elle.
— oui, et toi ?
— moi aussi. Je suis en Irlande pour dix jours, mes parents m’avaient promis un voyage si j’obtenais mon diplôme de commerce cette année.
— sympas les parents. Et tu viens d’où ?
— de l’Illinois, de Chicago exactement.
— cool ! Sinon, tu sais où dorment les deux Allemandes qui étaient avec toi ?
— pas du tout.
— ce ne sont pas tes amies ? demandais-je.
— non, je ne les connais pas.
— t’as même pas leur numéro de téléphone ?
— je ne les connais pas, répondit-elle sèchement.
— excuse-moi, je pensais que vous étiez ensemble. Je t’offre un verre ?
— va te faire foutre.
Sur ces mots l’Américaine s’en retourna commander au bar. Son départ me fit l’effet d’un uppercut, je ratais même les cas désespérés. Je n’eus pas le loisir de m’apitoyer sur mon sort, le patron annonça la fermeture du pub, je quittais les lieux sans tarder car j’avais mon compte. Le retour à l’auberge fut pour le moins épique, après avoir mangé un fish and chips dans le dernier kebab ouvert je vomissais mes frites encore tièdes quelques centaines de mètres plus loin. Arrivé tant bien que mal au dortoir de l’hostel, je m’effondrai sur le plumard sans parvenir à ôter mes vêtements.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : Mx. Granger (CC-0-1.0) ; Robert Linsdell (CC-BY-2.0)