Débarqué en ville vers dix-sept heures, je m’installais dans un pub sur Strand street afin de procéder à un bilan d’étape. Je commandai une pinte pour me mettre en jambes, j’en bus la moitié d’une traite avant de reposer le verre sur le sous-bock. J’avalai une poignée de cacahuètes, je bus la seconde moitié de ma bière sans m’interrompre. Je fis signe au barman pour qu’il me remette la même chose.
Pas besoin de réfléchir longtemps à la situation, je n’avais séduit aucune femme depuis mon départ de Nantes. Onze années de mariage et la routine qui allait avec avaient émoussé mes talents de séducteur, c’était là une chose certaine. À bien y regarder, je n’avais quasiment pas baisé depuis trois ans, depuis mon divorce précisément, ce jour où nous avions souhaité finir sur une note positive avec Suzanne. Pour notre dernier ébat, mon ex-épouse avait réservé une chambre dans un hôtel à proximité du notaire, un endroit ni trop chic ni trop crado, à l’image de notre union. L’expérience s’était révélée pathétique, on fait l’amour par désir ou par nécessité, pas par politesse.
À la suite de quoi je n’avais partagé mon lit qu’une seule fois, avec une femme croisée par hasard dans un bistrot de mon quartier. Ce soir-là, je sirotai une vodka en lisant Ouest-France quand Nathalie m’aborda toute souriante, elle me proposa une partie de baby-foot comme une manière de défi. J’avais apprécié cette prise de contact surprenante, d’autant qu’elle jouait très bien. Nous avions enchaîné les consommations au comptoir puis je l’avais ramenée chez moi pour une partie de jambes en l’air. L’alcool coula à flots, mes souvenirs étaient confus, je ne me rappelais pas d’où venait Nathalie ni pourquoi elle traînait dans ce troquet, bien qu’on ait évoqué tout ça à plusieurs reprises.
En revanche, je me rappelais parfaitement du réveil. Madame émergea en fin de matinée avec une gueule de bois carabinée et aucun souvenir de la soirée. Ce violent retour de flamme l’angoissa absolument mais plutôt que de se remettre en question ou de reconstituer le puzzle du naufrage, Nathalie m’accusa de l’avoir drogué au GHB. Et puis quoi encore ? Jamais je n’utiliserais cette saloperie ! Sa perte de mémoire était due à l’alcool et à rien d’autre mais je ne parvenais pas à la raisonner. Nathalie était hystérique, elle criait dans la chambre, tapait bruyamment le sol avec son talon, elle agitait les bras dans tous les sens et entre deux hurlements, elle me désignait d’un geste réprobateur.
— t’es la dernière des raclures, Pierre, une petite bite incapable de séduire une femme. T’es obligé de droguer les filles pour tremper ta nouille, enfoiré de pervers.
— écoute, calme-toi. Je te le répète encore une fois, je ne t’ai pas drogué.
— alors comment tu expliques mon black-out ? C’est pas la première fois que je picole et là, plus rien pendant des heures. Et comme par hasard, je me retrouve chez toi comme une connasse. J’ai même pas souvenir d’avoir vu ta putain de tronche dans ce troquet.
— qu’est-ce que tu veux que je te dise ? T’étais fatiguée, la vodka t’a pas réussi, c’est tout. Quelquefois c’est toi qui te cognes le bar mais d’autres fois, c’est le bar qui te cogne.
— c’est quoi ces conneries, on n’est pas dans un putain de film.
— je te le redis, on était bourré comme des coings, on a joué au baby-foot, on a bu des coups et on est rentré chez moi, voilà. Je pouvais pas deviner que tu oublierais tout.
— ça tient pas ton histoire de baby-foot, je touche jamais à cette connerie.
— réfléchis, merde, si j’avais mis de la drogue dans ton verre, je ne t’aurais pas ramené chez moi. Les connards qui utilisent du GHB ne veulent pas être localisés, ils violent la victime chez elle.
Nathalie stoppa net ses va-et-vient dans la pièce. L’argument avait porté, j’aurais dû y penser plus tôt. Elle rassembla ses affaires en silence, finit de s’habiller, siffla un verre d’eau dans la cuisine puis partit sans réclamer son reste. Madame claqua la porte derrière elle pour montrer qu’il lui restait un peu d’aplomb malgré la tournure des événements. Je n’entendis plus jamais parler d’elle et ce fut mon seul rapport sexuel en trente-six mois, une rencontre grotesque digne d’une mauvaise série Z.
C’est pourquoi ce voyage importait à mes yeux, il devait marquer un point de bascule, une rupture avec ce que j’avais connu ces dernières années. Le moment était venu pour moi d’éprouver une existence pleine et entière, d’engager une dynamique nouvelle, une dynamique qui révélerait enfin le séducteur qui sommeillait en moi. La vie de couple et son quotidien ne m’avaient pas épargnée mais sous les cendres, les braises couvaient toujours.
Je terminais ma cinquième pinte et la soucoupe de cacahuètes qui l’accompagnait, les aiguilles de la pendule indiquaient vingt heures sept. Ce bilan me permettait d’y voir plus clair car à bien y réfléchir, les flottements depuis Nantes n’étaient peut-être qu’une mise à l’épreuve : la véritable détermination se forgeait dans l’adversité. Jamais les marcheurs bretons en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle n’abandonnèrent avec l’apparition des premières ampoules ; de même, on peine à imaginer Christophe Colomb annuler son expédition pour cause de mal de mer. Il me fallait donc persévérer, maintenir le cap et agir avec la précision de l’aigle fondant sur sa proie car à n’en pas douter, les nuages chargés de frustration se dissiperont bientôt pour laisser place aux astres de la jouissance.
Galvanisé par cette perspective je quittai mon siège pour passer aux chiottes une dernière fois. Je sortis des toilettes d’un pas assuré, je saluai le barman d’un geste franc et j’adressai un clin d’œil à la belle brune qui regardait dans ma direction. La nuit tombait doucement sur Dingle en ce soir de septembre, je franchis crânement la porte du troquet pour me mettre en quête d’un endroit où dormir.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
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