Dissonances – Skibbereen [5/21]

Dimanche, milieu d’après-midi. Je glandais devant le Spar pour m’abriter de la pluie, ne sachant pas trop quoi faire à cause de cette dernière. Les possibilités qui s’offraient à moi étaient maigres, retrouver mon hostel* perdu en pleine cambrousse, picoler au pub pour oublier la pluie ou éventuellement, me balader à Lough Hyne, le seul lac salé d’Europe situé à cinq bornes d’ici.

Je soupesai les différentes hypothèses, leurs avantages et leurs inconvénients quand je reconnus une demoiselle sur le parking du magasin, la même demoiselle qui m’avait pris en stop ce matin en rentrant de Baltimore. Jil m’avait gentiment embarqué à bord de sa Fiat mais après quelques centaines de mètres seulement, la trentenaire aux accents hippies arrêta son véhicule au niveau d’une patte d’oie.

— je te dépose là, je dois continuer dans l’autre direction m’avait-elle dit.

Son attitude me dérouta, je la remerciais avant de quitter le véhicule sans comprendre ce qui venait de se passer. Pourquoi transporter un auto-stoppeur sur huit cents mètres ? Avait-elle mal lu ma pancarte ? Lui avais-je fait peur ? Était-ce une blague ? J’ai eu beau tourner et retourner la question dans tous les sens, son comportement demeurait incompréhensible.

Jil arriva devant l’entrée du supermarché, elle me reconnut, me gratifia d’un sourire puis rentra dans le magasin. Elle en ressortit vingt-cinq minutes plus tard, les bras chargés des courses de la semaine. Comme je traînais toujours sous l’avant-toit, elle proposa de m’emmener vers Baltimore sans que j’aie pour cela à lever le moindre pouce. La jeune femme pensait probablement que j’habitais les environs. J’acceptais sa proposition en expliquant que je cherchais justement à me rendre à Lough Hyne.

On traversa le parking du Spar pour rejoindre une boutique de tissus, Jil me laissa seul dans la voiture en précisant qu’elle serait brève. Cette pause me permettait d’éclaircir la situation car en offrant de me conduire à nouveau, je pouvais éliminer plusieurs suppositions quant à son geste du matin. Il ne s’agissait ni d’une blague ni d’un problème de lecture et encore moins d’un moment de panique. Restait l’éventualité la plus plausible, Jil souhaitait passer du bon temps avec moi. À ses yeux, j’incarnais le ténébreux voyageur de passage, l’opportunité à saisir, la pointe de fantaisie qu’elle ne trouvait plus dans l’arrière campagne du Munster. Elle comptait sur moi pour briser son morne quotidien, enrayer le cycle infernal de ses journées qui se ressemblaient comme deux gouttes de pluie.

Elle revint à la voiture, s’excusa pour ce contretemps puis on partit vers l’unique lac salé d’Europe. Jil me parla de son travail de potière et des difficultés qu’elle rencontrait pour se faire connaître malgré les opportunités que lui offrait Internet. La discussion était formelle mais la confiance s’instaurait doucement, elle ne tarda pas à m’interroger sur mon séjour.

— tu voyages seul ? Tu te déplaces toujours en stop ?
— seul et en stop, c’est le meilleur moyen de rencontrer du monde.
— j’ai voyagé en stop aussi, du Havre à Cherbourg, avec ma cousine Nola. Ça va faire quinze ans maintenant.
— ça vous avait plu ?
— oui, beaucoup, mais la plus belle ville que j’ai jamais visitée, c’est Barcelone.
— je n’y ai jamais mis les pieds, répondis-je.
— il faut absolument y aller, c’est une ville incroyable. Il y en a pour tous les goûts, pour les amoureux d’histoire, d’architecture, de gastronomie ou encore de peinture. Quant à ceux qui préfèrent la plage ou les boîtes de nuit, il y a largement de quoi faire. Ce qu’on appréciait par-dessus tout, c’était manger des patatas bravas sur la Plaza del sol.
— tu y étais avec ta cousine ?
— non, avec mon mari.
— ah. Et vous êtes toujours ensemble ?
— oui, on vient d’acheter une maison à Lahern.
— eh bien félicitations à vous. Tu peux me déposer s’il te plaît, je vais finir à pied, j’ai envie de prendre l’air.
— on arrive justement, le panneau est là. Continue sur le chemin après la barrière, il te mènera au lac.
— merci et bonne fin de journée.
— bonne balade, dit-elle en agitant la main droite.
Avant de refermer la portière, je me tournais vers Jil.
— juste une chose. Ce matin, pourquoi tu t’es arrêtée ? Pourquoi emmener un auto-stoppeur sur une distance aussi courte ?
— tu étais sur la mauvaise route. Je t’ai remis sur la bonne voie pour rejoindre Skibbereen.
— ah d’accord, je me demandais.
Jil sourit, la voiture démarra.

Délaissé en pleine campagne sous une pluie battante, la possibilité de baiser aujourd’hui me semblait bien mal engagée. Mais faisons contre mauvaise fortune bon cœur, le paysage était magnifique. Deux options s’offraient à moi pour découvrir les alentours, le chemin qui bordait le lac ou le sentier à flanc de colline. J’optais pour la seconde possibilité qui permettait de s’abriter sous les arbres et d’avoir une vue d’ensemble sur le site.

Le début de la balade fut agréable mais les trombes d’eau qui s’abattaient des nuages finirent par gâter mon plaisir. Les arbres se faisant de plus en plus rares vers les hauteurs, il devenait difficile de se protéger. Le bouquin dans la poche de mon blouson prit la flotte, ce qui me m’énerva prodigieusement. Il fallait vraiment être con pensais-je, pour habiter en Bretagne et passer ses vacances sous les pluies irlandaises. Passablement irrité, j’abandonnai toute idée d’abri et j’avançai comme s’il faisait beau.

J’arrivai finalement au sommet, trempé. Je m’apprêtai à prendre en photo l’unique lac salé d’Europe mais un brouillard compact empêchait de voir quoi que ce soit. En un temps record, une purée de pois s’était formée au-dessus du plan d’eau et condamnait toute vue panoramique sur le paysage.

Dépité, j’amorçai le retour sous les averses persistantes, je descendis la colline avant de lever le pouce en bordure de route. Une famille de touristes néo-zélandais me prit en pitié et m’embarqua dans leur voiture, voiture que mes fringues trempées et mes godasses boueuses ne manquèrent pas de dégueulasser. De retour à Skibbereen le conducteur me déposa au Spar, j’achetai un pack de Murphy’s et un magazine porno avant de rentrer à l’auberge. Le vieil adage se vérifiait une fois encore : si la chance te sourit, c’est qu’elle se fout de toi.

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* Hostel : mot anglais désignant une auberge de jeunesse.

« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : dallas-spar-supermarket.business.site ; P.L Chadwick (CC-BY-SA-2.0)