Dissonances – Cork [4/21]

Je dormis d’un sommeil de plomb, je me réveillai le cerveau vrillé par un mal de crâne épouvantable. Les sacs à vomi à disposition sur le bateau me rassurèrent, à la moindre défaillance, j’avais une solution à portée de main. Je remballai mes affaires avant de rejoindre un distributeur automatique, j’enchaînai les cafés lyophilisés jusqu’à Ringaskiddy, le port de Cork situé à vingt kilomètres au sud de la ville.

Arrivé à destination, je sortis au pas de charge pour profiter des véhicules en partance du bateau. Je me positionnai à la sortie du parking et je levai le pouce. Trois minutes plus tard, une vieille Skoda bleue s’arrêta avec deux demoiselles souriantes à son bord. La conductrice, Magdaléna, une jeune tchèque qui vivait en Irlande depuis quinze ans, était venue chercher son amie parisienne au port. Les deux copines s’étaient rencontrées dans un entrepôt Amazon à Dublin, deux ans plus tôt. Taille moyenne, cheveux bruns, yeux marron, Magdalena ne manquait pas de charme mais elle avait dû trop forcer sur le goulasch dans sa prime jeunesse, ses vêtements avaient bien du mal à contenir ses formes généreuses. Sophie, la Parisienne, était un joli brin de femme élancée mais ses manières hautaines ruinaient tout sex-appeal. Je décidai de ne pas mener bataille pour les séduire, j’aurai davantage plaisir à en faire des amies.

Magdalena déposa la voiture à son appartement et me proposa de les accompagner dans un pub pour regarder un match de Rugby, proposition que j’acceptai volontiers. Sur place, on retrouva plusieurs de leurs amis, la rencontre avait commencé depuis quinze minutes et l’Irlande dominait l’Australie pourtant favorite sur le papier. L’atmosphère était survoltée dans le pub, les encouragements fusaient de tous les côtés, les poings se levaient à chaque action et quand le XV du Trèfle marquait un essai, les clients explosaient de joie.

— pour tes premiers pas en Irlande me dit Sophie, tu ne pouvais pas rêver mieux : un pub, de la bière et du rugby.
— et vous ! ajoutais-je aussitôt, c’est chouette de vous avoir croisé. Ce genre d’ambiance me rappelle ma jeunesse et croyez-moi, il faut en profiter tant que vous le pouvez.
— c’est vraiment une phrase de vieux con, souligna Magdaléna.
— c’est clair, ajouta la Parisienne.
— vous êtes mignonnes les filles mais ce n’est pas qu’une formule, je peux même vous expliquer pourquoi si vous me donnez cinq minutes.
— c’est la mi-temps dit Sophie visiblement intriguée, tu as cinq minutes.
— merci madame, répondis-je d’un ton surjoué. Vous avez quoi demandai-je, une vingtaine d’années ?
— je suis le plus vieux et je vais bientôt avoir vingt-quatre ans, précisa Elwyn.
— c’est bien ce qui me semblait, vous ne connaissez que la meilleure partie de l’histoire. Car pour la plupart d’entre nous, la jeunesse s’écoule dans une relative insouciance : on commence par chier tranquillement dans nos couches
et nos parents toujours prennent soin de nettoyer notre merde, on apprend à marcher, on ouvre grand la bouche à l’heure de la becquée, on joue aux Lego et on gribouille sur du papier à l’école. Puis vient le temps du football, des pistolets en plastique et des cabanes dans les arbres, on se laisse porter par les jours, on obéit aux adultes sans trop se poser de questions. Les années passent, on débarque au collège, au lycée puis à la faculté, on fume des clopes en jouant à la console, on a soif de vivre, on découvre le monde, les filles, les mecs, les voyages et l’amour. On apprend des tas de choses dans les livres, sur le web ou dans la rue, on passe du temps avec ses amis, on fait la fête, on s’amuse d’un rien parce qu’on a la vie devant nous et l’optimisme qui va avec. On est beau, svelte et en bonne santé. Les années filent sans qu’on y prenne garde et insidieusement, la vie prend une autre tonalité. Ça, c’est la partie que vous ne connaissez pas encore. Une fois passé le cap des trente ans on réalise qu’on est un être mortel, ce qui n’est pas rien. Jusqu’ici, les épreuves de la vie ne nous affectaient pas vraiment, la maladie, la mort, les accidents, c’était pour les autres ou pour les vieux. Et quand il arrivait qu’on soit frappé, on noyait cette violence dans des brumes romantiques, on se réinventait en James Dean, en Jimi Hendrix ou en Kurt Cobain. Une fois passé le cap des trente ans donc, on commence à faire attention, on se dit qu’il faut prendre soin de notre carcasse, qu’il faut essayer de la traîner aussi loin que possible parce qu’à vingt-sept ans, on n’est encore qu’un minot. Sur le plan professionnel, on s’est battu comme un beau diable pour décrocher un boulot pérenne, on se croyait à l’abri mais les chefaillons ne manquent jamais une occasion de nous gueuler dessus ou de nous humilier. Le travail devait être un élément de stabilité dans notre vie, il se révèle une source de souffrance, d’inquiétude et de stress. À cela s’ajoute une vie de couple qui prend l’eau de toute part : la princesse qu’on avait épousée s’est flétrie, le jogging a remplacé la jupe et la pizza surgelée le restaurant. Alors forcément, dès qu’un peigne-cul se met à lui faire la cour à madame, elle rêve à nouveau du prince charmant, elle nous trompe d’abord du bout des lèvres avant de nous quitter définitivement. Dans ce contexte la vie perd de sa vigueur, on a plus goût à grand-chose, les factures s’accumulent sur la table du salon, on prend du poids malgré le sport et toutes ces merdes entraînent des insomnies récurrentes. Les petites fissures de notre cerveau sont devenues béantes, on enchaîne les pétages de plombs et les séances chez le psy, alors quand on se penche sur tout ça, la perspective d’être mortel n’est plus aussi dramatique. Vous me direz qu’il existe des exceptions mais la plupart d’entre nous rêvions d’être astronaute, médecin ou footballeur et on finit avec un boulot de chien à engraisser des actionnaires en col blanc. Croyez-en mon expérience, notre désir ne parvient que trop rarement à se frayer un passage dans l’épaisseur du monde. Alors je vous le redis encore une fois, profitez-en tant que vous le pouvez parce que demain, il sera trop tard.

Je marquai la fin de mon propos en me réinstallant au fond du siège. Autour de la table, mes compagnons avaient le visage fermé et le regard consterné. Sans dire un mot, Elwyn agita son doigt en direction de nos verres pour signaler qu’il remettait sa tournée. Sur les écrans disposés aux quatre coins du bar, la seconde mi-temps débutait, les discussions reprirent doucement et l’ambiance se détendit à nouveau. Personne ne chercha à relancer le débat, on enquilla simplement les pintes en commentant le match. L’équipe d’Irlande finit par remporter la victoire devant des supporters aux anges, on but au-delà du temps réglementaire, je quittai mes camarades bien éméché sur les coups de treize heures pour filer vers Skibbereen.

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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949

Crédit photo : William Murphy (CC-BY-SA-2.0) ; Centralfloridalifestyle.com