Malgré la marche forcée le long de la glissière de sécurité, je réussis à attraper mon train à destination de Roscoff, ville où je mettais les pieds pour la première fois de ma vie. Je profitais des quelques heures que j’avais devant moi pour visiter la commune, le port de plaisance, les nombreux commerces et l’église célèbre pour l’épigraphe de son cadran solaire, « craignez la dernière ». Après la balade du boulevard Carnot, je passai au supermarché pour acheter un pack de bières, je rejoignis la gare maritime, je récupérai les papiers nécessaires à l’embarquement puis j’ouvris une canette dans le hall en attendant le contrôle douanier. Une demi-heure plus tard, on nous appela pour passer le poste-frontière, on monta ensuite dans un minibus ridicule qui nous transporta jusqu’au bateau.
À l’accueil du navire une hôtesse m’informa que le dortoir était fermé suite à un incident technique, un imprévu qui me permettait de bénéficier d’un lit en cabine à la place de mon siège inclinable. Elle me remit une nouvelle carte d’embarquement, je partis aussitôt à la recherche de la chambre 1406.
Entre deux ponts, je gagnai l’extérieur pour griller une cigarette, une femme à la soixantaine marquée, veste en jean et cheveux mi-longs, fumait déjà à côté de la porte.
— t’as l’air perdu, dit-elle.
— c’est à peu près ça répondis-je, je cherche la cabine 1406.
— désolé mais je ne vais pas pouvoir t’aider, j’ai suffisamment galéré pour trouver la mienne. C’est ton premier séjour en Irlande ?
Malgré le vent qui battait nos joues son haleine alcoolisée parvenait jusqu’à moi.
— oui, c’est une première.
— moi c’est le troisième. J’espère que t’as pensé à acheter des clopes parce qu’ils allument là-bas.
— non, j’en savais rien.
— perso j’ai tout prévu, bières, vin et cigarettes, tout est dans le camion. Je vais fêter mon cinquantième anniversaire dans trois jours, il me fallait du matos pour célébrer ça dignement.
— eh bien bon anniversaire en avance, dis-je en regagnant l’intérieur.
— merci, dit-elle en révélant ses dents jaunies par des années de tabagisme.
J’arpentais un dédale de couloirs de longues minutes durant avant de trouver la cabine 1406. J’ouvris la porte sur
une pièce relativement spacieuse avec douche privative, haut-parleurs au plafond et petit bureau à droite de l’entrée. Au centre, deux banquettes convertibles se faisaient face, banquettes elles-mêmes surplombées par des lits individuels. C’était assurément plus confortable qu’un siège dans le dortoir. J’étendis mon t-shirt et mes chaussettes sur une chaise, je dégoupillai une canette avant de m’installer au bureau pour bouquiner.
J’avais embarqué un livre de Serge Quadruppani, une histoire avec braquage, trahison, prison, vengeance, bref, tout ce qu’il fallait pour faire un bon polar. Je terminai ma deuxième pinte quand une idée me traversa l’esprit : et si la chambre était collective ? Elle contenait quatre places, il ne serait pas étonnant que d’autres passagers débarquent. Ne voulant pas passer pour plus sauvage que je ne l’étais, je remballai mes affaires par souci de discrétion. Et en effet, deux types finirent par se pointer dans la cabine, deux anciens avec belles fringues, cheveux blancs et teint hâlé. La prise de contact fut cordiale, les deux hommes faisaient partie d’une association d’échanges culturels, mais je sentais qu’avec leurs gueules de dentiste à la retraite, on n’avait pas grand-chose à partager. Je lançai donc la discussion sur des sujets faciles, les voyages, le football puis la météo, mais rien n’y fit, les vieux beaux répondaient de manière évasive afin d’abréger la conversation au plus vite. J’abattis ma dernière carte en leur proposant une bière, proposition qu’ils déclinèrent poliment. De toute évidence, je ne parviendrai pas à en faire des compagnons de route pour la soirée, l’organisation du voyage les préoccupait trop. Depuis leur arrivée dans la chambre, ils se demandaient comment ils allaient retrouver le reste de leur groupe maintenant que chacun avait été dispersé dans les cabines.
Je quittai mes colocataires en embarquant le pack et je gagnai le pont principal. Les animations de la soirée se déroulaient dans une salle semblable à un petit cabaret, lumières tamisées et barmans endimanchés derrière le comptoir. Je m’installais au premier étage pour avoir la meilleure vue possible sur la scène et pour siffler mes canettes tranquillement. Sur les planches, un magicien s’évertuait à divertir des clients qui applaudissaient mollement, il fut suivi par une chanteuse au répertoire populaire qui ne parvint pas à endiguer l’hémorragie : la moitié des clients s’étaient barrés depuis mon arrivée et ceux qui restaient semblaient plus intéressés par la bière que par le show. La soirée se termina par un loto, quand les premiers numéros tombèrent au micro je décidai d’aller me coucher, je n’avais plus de munitions et sans alcool, l’endroit était insupportable.
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« Dissonances » est disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : Schorle (CC-BY-SA 4.0) ; Tripadvisor