Steak Machine – par G. Le Guilcher

Paru début 2017 aux éditions Goutte d’Or, le livre de Geoffrey Le Guilcher nous plonge dans la vie d’un abattoir breton. L’auteur s’est infiltré dans l’usine pendant quarante jours, il raconte dans ce texte court et accessible le travail à la chaîne, les rencontres, les parcours de vie et le fonctionnement de l’usine.

Parmi les nombreux thèmes évoqués dans l’ouvrage, un aspect ressort avec force, c’est le lien consubstantiel entre l’exploitation humaine et animale. Car pour suivre la cadence des machines, les corps sont mis à rude épreuve, parfois jusqu’à la rupture. Ainsi, un des employés s’adresse à son supérieur hiérarchique, « il est mort mon dos ! » ; un autre explique à l’auteur que « tout le monde est foutu à Mercure » (« Mercure » est le nom modifié de l’abattoir). Ou encore cette ouvrière qui témoigne dans un rapport : « les abattoirs fabriquent des handicapés », rapport où « on apprend par exemple que 89 % des hommes et 92 % des femmes travaillant en abattoir ont souffert d’un « TMS », un trouble musculo-squelettique dans les douze derniers mois. »

Toutes ces violences qui s’exercent sur les corps sont à mettre en parallèle avec la violence à l’endroit des animaux. L’usine abat deux millions de bêtes par an, soit, pour les vaches, une par minute. « On fait du 63 vaches à l’heure quand on est au taquet, mais la norme, c’est plutôt 55 » indique un ouvrier. Or, il apparaît impossible d’abattre les animaux dignement avec un rythme aussi soutenu, comme l’explique Albino, en charge de la mise à mort : « Parce que parfois les veaux, ça va tellement vite qu’ils arrivaient un peu vivant quoi. Même saignés, ils arrivaient encore à bouger. »

Le livre démontre également que l’industrie de la viande ne peut fonctionner que cachée. Elle repose sur une mystification qui voudrait déconnecter le produit commercial de son origine réelle. Les abattoirs jouent ce rôle de boîte noire entre l’animal et le steak, mais on découvre dans l’ouvrage que l’endroit précis de la mise à mort, appelé « la tuerie » sur la chaîne, se bunkérise à l’intérieur même de l’abattoir. « L’ouvrier détaille la raison de la construction du mur autour de la tuerie. Mur qu’il appelle aussi « la trappe ». Il y a souvent des visiteurs extérieurs dans l’abattoir, ils viennent se promener le long de la chaîne. Et on ne peut pas éviter que des animaux saignés, c’est-à-dire la gorge ouverte et la tête pendante, bougent encore. » Masquer autant que possible le lien entre l’animal et le produit de consommation, lien ostensiblement manifeste lors de la mise à mort.

Steak machine illustre en creux que l’objectif premier des abattoirs n’est pas tant de nourrir la population que de conserver et conquérir des parts de marché. Et pour cela, il faut produire au moindre coût. C’est la « logique concurrentielle » qui explique la pression infligée aux salariés et la réduction du vivant à un simple produit. Ainsi, Geoffrey Le Guilcher repose avec force le questionnement déjà formulé par Bertrand Russell en 1932 : « Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bête, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. »