Ce matin, comme tous les matins, je laissais ma voiture sur le parking de l’entreprise avant de franchir la porte du vestiaire et ce matin, comme tous les matins, l’odeur âcre de la viande morte me saisissait immédiatement. Les années n’y changeaient rien, j’avais toujours besoin d’un moment pour m’y accoutumer.
Je commençais par saluer Antoine qui fumait à la fenêtre, je rangeais mes affaires dans le casier puis je passais ma combinaison blanche, ma charlotte et mes bottes. Équipé, j’empruntais le couloir menant au pédiluve de désinfection, je pointais et je poussais les portes de la salle A, salle où la température atteignait péniblement les trois degrés Celsius. Je m’installais rapidement car les machines déjà commençaient à vrombir.
Un chariot rempli de viande arrivait de la salle voisine, un collègue l’installait au bout de notre chaîne pour permettre à un bras mécanique de le soulever et d’en déverser le contenu dans un entonnoir en acier. Le cœur de l’automate injectait alors la chair dans un boyau au collagène pour recracher le tout sous forme de saucisses, saucisses qui déboulaient ensuite sur le tapis roulant.
C’était là, précisément, que j’intervenais : je mettais la viande dans des barquettes de six, douze ou dix-huit unités. Les premiers ouvriers disposaient les boîtes de polystyrène sur le tapis et ils y mettaient autant de saucisses qu’ils pouvaient, les suivants les remplissaient jusqu’à ce qu’elles soient complètes et en bout de course, un appareil emballait le tout sous film plastique. Un employé muni d’un pistolet d’étiquetage apposait d’un geste sûr les informations légales et quand la palette était prête, le fenwick l’emmenait dans la salle d’expédition pour partir aux quatre coins de la France. Le processus se répétait inlassablement quinze heures par jour, cinq jours sur sept, cinquante semaines par an.
Au conditionnement, il ne fallait jamais longtemps pour que le contact de la chair froide glace nos doigts. À chaque saucisse que l’on prenait le froid progressait, il pénétrait de façon imperceptible mais constante, il commençait son œuvre par les mains et finissait immanquablement par engourdir l’ensemble de nos membres. Et le rythme de la chaîne n’y changeait rien, ce rythme effréné qui cherchait dans le moindre mouvement la plus grande productivité possible. Ici, tout avait été calculé par une armée d’ingénieurs pour tirer le maximum des corps pris dans les filets de l’usine. Et malgré la fraîcheur des températures, nous finissions la journée trempés car notre combinaison en fibres synthétiques empêchait l’évacuation de la transpiration. Nous appelions ça la double peine, nos corps glacés macéraient dans une sueur épaisse.
Le travail était épuisant et le salaire minimum mais je n’avais jamais trouvé la force de quitter l’entreprise. Voilà des années que je supportais cette épreuve sans broncher, par habitude, par besoin ou par faiblesse, je ne savais pas trop. Sûrement pour toutes ces raisons à la fois, il fallait bien payer les factures d’une manière ou d’une autre. Et puis il y avait les collègues, ça aidait à tenir bon les collègues, toutes les soirées passées au bistrot à moquer nos chefs, ces kapos en papier mâché qui usaient et abusaient de mots anglais, comme si le terme « process » conférait une rationalité supérieure à ce boulot de chien.
Aujourd’hui cependant était un jour particulier, je laissai au placard les chefaillons et la viande morte, j’allai sortir un peu la gueule du seau car aujourd’hui, j’étais en congés pour quatre semaines. Évidemment, je finirai par remettre la laisse mais c’était toujours ça de pris.
Je comptais profiter de ce répit pour sillonner les routes à la manière de Jack Kerouac, voyager avec le strict minimum, me laisser porter par les rencontres, le vent et les étoiles. Je voulais dormir quand le sommeil se présentait et manger quand la faim se faisait sentir, je voulais me libérer des contraintes et des obligations, oublier les faux-semblants et les conventions stériles. Ce projet, je l’avais en tête depuis des années mais la vie de famille, le divorce puis le manque d’argent avaient jusqu’ici empêché ce voyage. Cette fois-ci c’était la bonne, j’avais économisé assez d’argent pour partir, partir modestement mais partir quand même.
Mon nouveau sac à dos trônait dans le hall de l’appartement depuis huit jours, je voyageais léger mais il me fallait du matériel confortable pour circuler ces prochaines semaines. Dernière précaution avant d’aller me coucher, je glissais une boîte de préservatifs dans la poche intérieure du sac. Les précieux morceaux de caoutchouc me serviraient de boussole, je comptais employer chacun d’eux avec une femme différente, c’était là l’objectif premier de mon voyage. La destination n’était qu’un prétexte et toute autre occupation me semblait futile : les cathédrales gothiques ne m’intéressaient pas, les randonnées nature m’ennuyaient, je ne supportais pas les files d’attente au musée, je détestais bronzer à la plage et je demeurais insensible à la gastronomie. Je n’aspirais réellement qu’à une seule chose, rencontrer des femmes. Qu’elles soient mariées, grosses, nones, petites, retraitées, frigides ou étudiantes m’importait peu, je voulais baiser. Je voulais baiser n’importe où, baiser n’importe qui et n’importe quand, je voulais baiser encore et toujours, baiser jusqu’à n’en plus pouvoir, baiser jusqu’à disparaître dans les profondeurs du vice.
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« Dissonances » est toujours disponible en version papier ou PDF sur le site de l’éditeur : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66949
Crédit photo : Independent ; Julien Haler (CC-BY 2.0)